Academia.eduAcademia.edu

Mathématiques, commerce et société à Béjaïa (Bugia) au moment de séjour de Leonardo Fibonacci (XIIe-XIIIe siècle)

2003, Bollettino di storia delle scienze matematiche, XXIII/2

mathématiques, commerce et société à béjaïa 9 Djamil Aissani · Dominique Valerian MATHÉMATIQUES, COMMERCE ET SOCIÉTÉ À BÉJAÏA (BUGIA) AU MOMENT DU SÉJOUR DE LEONARDO FIBONACCI (XII e-XIII e SIÈCLES) . Introduction Le Liber Abaci a fait l’objet de plusieurs centaines de travaux. Parmi les aspects qui ont été cernés avec précision, on peut citer les sources musulmanes du Liber Abaci et la manière judicieuse avec laquelle Leonardo Fibonacci les a utilisées, les rapports du Liber Abaci avec les textes traduits en Espagne au milieu du XIIe siècle, ses apports dans le domaine des mathématiques, et les apports possibles de la pratique marchande aux mathématiques à la fin du XIIIe siècle et réciproquement. Mais rares sont les études qui se sont attachées à analyser les liens entre le milieu dans lequel le jeune Fibonacci a vécu, notamment le milieu marchand pisan à Béjaïa, et la formulation de son savoir mathématique. La ville de Béjaïa a eu en effet le privilège d’accueillir à la fin du XIIe siècle le jeune Leonardo de Pise. Nous le savons grâce à son propre témoignage dans le Liber Abaci, datant aujourd’hui de huit cent ans. Lorsque mon père fut nommé, loin de la patrie, scribe officiel à la douane de Béjaïa (Bugia), en mission pour les commerçants de Pise, il me fit venir auprès de lui alors que j’étais enfant, et ayant réfléchi aux intérêts et avantages futurs que je pourrais en tirer, il voulut que je reste pendant quelques temps pour étudier l’abaque et en recevoir l’instruction. Là, initié grâce à un enseignement admirable dans le savoir faire au moyen des neufs figures indiennes, la science de cet art me plut à un point plus élevé que tout le reste et j’appris pour mieux le reconnaître, tout ce qu’on pouvait étudier d’elle en Egypte, en Syrie, en Grèce, en Sicile et chez les habitants de Provence, selon les façons propres à chacun. 1 Le jeune Leonardo vit alors aux côtés de son père dans un milieu marchand, habitué aux affaires, et donc aux calculs. C’est vraisemblablement à Béjaïa qu’il entre pour la première fois en contact avec l’héritage mathématique des Pays de l’Islam. Cela suppose évidemment qu’il était en mesure de suivre et de comprendre cet enseignement. Son niveau d’éducation à son arrivée à Béjaïa est difficile à évaluer, mais son père, étant 1. L. Pisano (Fibonacci), Liber abaci, éd. Baldassarre Boncompagni, Rome, 1857, 1. Bollettino di Storia delle Scienze Matematiche · Vol. XXIII · (2003) · Fasc. 2 10 djamil aissani · dominique valerian données ses fonctions de scriba, 2 est quelqu’un qui possède une certaine éducation, qui sait lire et écrire, et bien sûr compter. Il est vraisemblable que Leonardo a reçu sa première éducation dans ce milieu, d’abord à Pise peut-être, puis à Béjaïa. Il a certainement appris alors à se servir de l’abaque, que les jeunes fils de marchands commençaient à manipuler vers l’âge de 11 ans. 3 Mais il est peu probable que sa formation mathématique initiale soit allée plus loin. Certes, des traductions latines ou des adaptations des ouvrages d’al-Khwarizmi ont été faites au XIIe siècle, en Péninsule ibérique, 4 mais il est peu probable que Leonardo en ait eu connaissance avant de venir à Béjaïa. C’est donc dans ce port qu’il entre véritablement en contact avec l’héritage mathématique des Pays de l’Islam. Cela suppose qu’il était en mesure de suivre et de comprendre un enseignement en arabe, à moins d’imaginer un interprète, ce qui est assez improbable. Il n’y a d’ailleurs pas lieu de s’en étonner: les archives de Pise conservent des lettres du début du XIIIe siècle écrites en arabe par des marchands ifrîqiyens à leurs partenaires pisans. 5 Ces lettres montrent que les destinataires des lettres étaient capables de les lire ou de les faire lire, mais soulignent surtout la très grande proximité et même l’amitié qui liaient marchands ifrîqiyens et Pisans à cette époque. La curiosité et l’intelligence de Leonardo dut faire le reste. Le Liber Abaci, qu’il écrit au seuil du XIIIe siècle, est notamment le résultat et le témoignage de ce double apprentissage: un mirabili magisterio (enseignement remarquable) reçu à Béjaïa, mais également lors de ses voyages en Méditerranée, 6 et une expérience de fils de marchand qui lui permit de saisir les applications pratiques de son nouveau savoir, ou du moins de formuler ce dernier en recourrant à des exemples puisés dans le monde du grand négoce international. A Béjaïa, le jeune Leonardo vit dans un milieu commerçant extrêmement dynamique, qui l’a rendu sans doute particulièrement sensible à ce que la tradition mathématique arabe pouvait apporter dans le domaine des transactions. Le Liber Abaci est, du moins dans sa première partie, le témoignage de ce double apprentissage, qui apparaît notamment dans les problèmes abordés et les exemples choisis à l’appui des démonstrations. 2. Cette fonction n’est pas bien définie. Elle précède celle du consul, qui apparaît un peu plus tard dans les ports maghrébins, et doit en avoir certaines des attributions. Le scriba avait donc vraisemblablement des tâches administratives à la tête de la communauté pisane à Bougie. 3. Sur l’éducation des marchands, cfr. A. Sapori, Mercatores, Milan, 1941. 4. J. Vernet, Ce que la culture doit aux Arabes d’Espagne, 1978, trad. fr. Paris, 1985, 135- 9. 5. M. Amari, Diplomi arabi del R. Archivio fiorentino, Florence 1863, 31 ss. 6. Il affirme, dans la première page de son Liber Abaci, avoir puisé sa science au cours de ses voyages en Egypte, Syrie (sans doute dans les Etats latins), Grèce (c’est-à-dire dans l’empire byzantin, et vraisemblablement à Constantinople), Sicile et Provence. Liber Abaci, op. cit., 1. mathématiques, commerce et société à béjaïa 11 2. Béjaïa, un port actif du commerce méditerranéen à la fin du XII e siècle De nos jours, Béjaïa fait partie du Maghreb central. C’est la capitale du pays des Banû Hammad. Les vaisseaux y abordent, les caravanes s’y rendent, les marchandises y sont acheminées par terre et par mer […]. Les marchands de cette ville sont en relation avec ceux du Maghreb occidental, ainsi qu’avec ceux du Sahara et de l’Orient. 7 C’est ainsi qu’al-Idrîsî, géographe attitré du Roi Normand Roger II de Sicile souligne, au milieu du XIIe siècle la place de Béjaïa dans les réseaux terrestres et maritimes. Lorsque Leonardo Fibonacci arrive à Béjaïa avec son père, vers la fin du XIIe siècle, 8 la ville est en effet un des ports les plus actifs du Maghreb. Fondé par l’émir hammadide al-Nâsir en 1067, il bénéficie d’une situation excellente dans le Maghreb central, au débouché de la vallée de la Soummam qui le met en relation avec l’arrière-pays et, au-delà, avec les routes sahariennes qui mènent au pays de l’or. Avant même la fondation d’une nouvelle ville pour compléter, puis remplacer la Qal‘a des Banû Hammad, le mouillage est fréquenté par des marins et marchands andalous, comme le montre le témoignage d’al-Barkî. 9 Mais c’est l’arrivée de la cour hammadide et le développement des infrastructures portuaires entre la fin du XIe et le XIIe siècle qui font de la ville un des principaux pôles politiques, économiques, intellectuels et religieux de la région. 10 Le passage, à partir de 1152, sous la domination almohade, renforce cette place, malgré la perte de l’indépendance politique. La ville devient alors le siège d’un gouverneur almohade, est intégrée dans un vaste ensemble qui court d’al-Andalus à l’Ifrîqiya, et se 7. Idrîsî, trad. du chevalier Jaubert, revue par A. Nef, La première géographie de l’Occident, Paris 1999, 165. 8. La date de son séjour est difficile à déterminer, puisque Fibonacci lui-même ne donne aucune précision sur la question. On considère généralement que notre mathématicien est né entre 1170 et 1180 (E. Giusti, Matematica e commercio nel Liber Abaci, in Un Ponte sul Mediterraneo. Leonardo Pisano, la scienza araba e la rinascita della matematica in Occidente, Pisa 2002, 60), et il affirme être venu enfant (puer) à Bougie, soit entre 7 et 12 ans. Très vraisemblablement la venue de Leonardo à Bougie se situe vers la fin des années 1180 ou au début des années 1190, une fois passée la crise provoquée dans la ville par la conquête des Banû Ghâniya venus de Majorque reconquérir l’ancien empire almoravide (cfr. A. Bel, Les Benou Ghânya, derniers représentants de l’empire almoravide et leur lutte contre l’empire almohade, 1903). Les actes des notaires génois, qui permettent de suivre avec plus de précision l’évolution des échanges avec Bougie, montrent par ailleurs que les affaires ne reprennent véritablement qu’en 1191, une fois passées les tensions liées à la troisième croisade (D. Valérian, Bougie, port maghrébin, 1067-1510, Thèse de l’université Paris I 2000, 559-65). Leonardo aurait alors entre dix et quinze ans, ce qui correspond assez bien à son témoignage. 9. Al-Bakrî, Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik, éd. et trad. Mac Guckin de Slane, Description de l’Afrique septentrionale, Alger, 1911-3, rééd Paris, 1965, 166-7. 10. Cfr. R. Bourouiba, Les H’ammadites, Alger 1984; A. Amara, Pouvoir, économie et société dans le Maghreb hammadide (395/1004 – 547/1152), thèse de l’université Paris I 2002. 12 djamil aissani · dominique valerian trouve sur le principal axe de circulation de l’empire. Elle devient un centre de savoir et d’enseignement qu’illustre, à la fin de la période hammadide, la rencontre entre le mahdî almohade Ibn Tûmart et celui qui devint son premier successeur ‘Abd al-Mu’min. 11 L’activité scientifique y est alors intense, et couvre notamment le champs des mathématiques. 12 Le port accueille à cette époque des Italiens venus en grande partie de Pise, qui a très tôt entretenu des relations privilégiées avec les souverains musulmans, au Maghreb comme en Orient. 13 Mais on trouve également des Génois et des Vénitiens, peut-être également des marchands d’Italie méridionale et de Sicile, bien que ces derniers soient mal documentés. 14 Très tôt des traités de paix et de commerce ont été signés entre Pise et les Almohades: en 1166, 15 puis à nouveau en 1186, ce dernier texte citant Béjaïa parmi les ports où les Pisans peuvent venir commercer. 16 Ces accords facilitent la venue des marchands latins, en leur offrant des conditions d’accueil leur permettant de développer leurs affaires et de faciliter leur séjour, et des tarifs douaniers favorables. C’est donc dans la seconde moitié du XIIe siècle que les échanges commerciaux avec l’Europe du sud prennent de l’ampleur. En dépit de crises passagères, cette prospérité dure jusqu’aux années 1310-1320. Elle profite de la stabilité politique de l’empire almohade au Maghreb, mais aussi du grand dynamisme économique de l’Europe, en particulier des grands ports italiens. Les marchands les plus actifs à Béjaïa à cette époque sont les Pisans et, dans une moindre mesure sans doute, les Génois. La destruction de la quasi-totalité des archives de Pise du XIIe et du XIIIe siècle ne permet pas de suivre l’évolution des échanges avec précision, mais plusieurs indices montrent une présence très forte au Maghreb, comme du reste dans l’ensemble du monde musulman, jusqu’à la fin du 11. Al-Baydhaq, Kitâb akhbâr al-Mahdî Ibn Tûmart, éd. et trad. Evariste Lévi-Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, fragments inédits du “Legajo” 1999 du fond arabe de l’Escurial, Paris, 1928, 82 -3. 12. D. Urvoy, La structuration du monde des ulémas à Bougie au VIIe/XIIIe siècle, «Studia Islamica», XLIII (1976), 93; D. Aïssani et al., Les mathématiques à Bougie médiéval et Fibonacci, in Leonardo Fibonacci. Il tempo, le opere, l’eredità scientifica, dir. M. Morelli et M. Tangheroni, Pise, 1994, 67-82. 13. M. Tangheroni, Fibonacci, Pisa e il Mediterraneo, in Leonardo Fibonacci. Il tempo, le opere, l’eredità scientifica, dir. M. Morelli et M. Tangheroni, Pise, 1994, 15-34. 14. Valérian, Bougie, port maghrébin, op. cit., 560-5. 15. B. Marangone, Annales Pisani, éd. M. Lupo Gentile, Rerum italicarum, scriptores 2, VI, 2, 40. 16. Texte arabe et trad. italienne dans Amari, Diplomi arabi, op. cit., 17-22. Sur ces accords, voir O. Banti, I trattati tra Pisa e Tunisi dal XI al XIV secolo. Lineamenti di storia dei rapporti tra Pisa e il Maghreb, in L’italia ed i paesi mediterranei. Vie di communicazione, scambi commerciali e culturali al tempo delle repubbliche maritime, Pise, 1988, 43-56. mathématiques, commerce et société à béjaïa 13 XIIIe siècle. 17 Les actes notariés génois permettent cependant de se faire une idée de l’importance relative de Béjaïa dans ce grand commerce méditerranéen. En 1191, date à laquelle Fibonacci est vraisemblablement présent dans la ville, un quart des investissements génois se font à destination du Maghreb et, parmi eux, 20% à destination de Béjaïa. 18 Ces mêmes documents génois, mais aussi quelques documents pisans, montrent les produits échangés dans le port de Béjaïa. A l’importation, les textiles dominent incontestablement. Sur 202 documents génois des XIIe et XIIIe siècles faisant apparaître des produits, 91 concernent des investissements en textiles. 19 Béjaïa reçoit donc des tissus provenant de toutes les régions productrices du monde chrétien, et sans doute également du Dâr al-Islâm. Mais on peut aussi trouver, en quantité moins importante, des achats de matières premières textiles comme du lin ou du coton. A l’exportation, on trouve principalement des produits liés aux activités d’élevage, qui sont alors développées dans l’arrière-pays de Béjaïa. 20 Cela s’explique par la demande des industries textiles et du cuir, très dynamiques en Europe. Les laines, en particulier, sont exportées en masse jusqu’au XIVe siècle, comme le montrent bien les très nombreuses ventes de «laines de Bougie» sur le marché génois au XIIIe siècle. 21 De même, l’exportation des cuirs a été dès le début un des secteurs clés du commerce de Béjaïa. En 1181, la douane du port interdit aux pisans d’exporter des cuirs ou des basanes s’ils ne disposent pas d’un capital de 500 dinars comme caution pour l’exercice de leur commerce, ce qui provoque une protestation des autorités pisanes. 22 Le plus souvent, il s’agissait de peaux d’agneaux. On trouve dans la documentation européenne la mention de «bogett», dont l’étymologie renvoie à Bugia, le nom latin de la ville au Moyen Age, et qui désigne toujours des cuirs d’agneaux. On trouve aussi les termes de bogget, bugeye, bougie, budge, budye. Ce terme désignait au départ des cuirs d’agneaux importés de Béjaïa, et finit par désigner un type de cuir sans référence à son origine réelle. 23 Toujours en relation avec les industries européennes, on trouve 17. Cfr. D. Valérian, Gênes et Pise: une concurrence pour le marché bougiote, in Actes du Colloque International Béjaïa et sa région à travers les Ages, Béjaïa 1997, à paraître. 18. E. Bach, La Cité de Gênes au XIIe s., Copenhague, 1955, annexes, et Valérian, Bougie, op. cit., 564. 19. Valérian, Bougie, port maghrébin, op. cit., 317. 20. Ibidem, 354 ss. 21. Ibidem, 357-65. 22. Amari, op. cit., partie arabe, n° 3, 10-3 (1/7/1181). L’interprétation de cette interdiction n’est pas facile. Sans doute s’agissait-il de lutter contre des marchands peu scrupuleux qui partaient sans régler leurs achats. Mais ce qu’il importe de relever ici est la grande importance de ce commerce des cuirs pour les pisans. 23. R. Delort, Le Commerce des fourrures en Occident vers la fin du Moyen Age, Rome, 1975, 88. 14 djamil aissani · dominique valerian parmi les exportations du port, de l’alun, qui servait alors de mordant dans les opérations de teinture des textiles, et que les Européens allaient chercher principalement dans le monde musulman avant la découverte des mines de Phocée en Asie Mineure à la fin du XIIIe siècle. 24 Enfin Béjaïa exportait de la cire, et les chandelles finirent par prendre, au début du XIVe siècle, le nom de la ville: bougie. 25 Ces échanges, que nous montrent principalement les actes notariés, généraient une grande activité dans le port, notamment au moment de l’arrivée et du départ des navires. Les marchands latins, une fois les marchandises débarquées, passaient d’abord par la douane, où leurs biens étaient pesés et mesurés, puis notés dans les registres de la douane en vue de leur taxation. Puis les marchandises étaient acheminées vers les fondouks, à la fois entrepôts et lieux de résidence pour les chrétiens étrangers. 26 Par la suite, les échanges s’effectuaient soit à la douane, soit au marché (souk). Les ventes se faisaient souvent aux enchères, et les marchands avaient recours à divers intermédiaires, notamment les drogmans. Les opérations étaient donc complexes, rendues plus difficiles encore par les différences qui pouvaient exister entre Pise et Béjaïa, que ce soit au niveau des poids et mesures, des monnaies, des techniques commerciales. Il fallait donc savoir calculer le prix des marchandises en faisant jouer des systèmes de référence variés et souvent compliqués. Ainsi les sommes étaient données, dans les documents, en unités de compte (la livre pour Pise), mais les transactions se faisaient en utilisant des pièces de monnaies réelles (en argent ou en or le plus souvent), ou par le système du troc. Il fallait donc effectuer une double conversion: entre monnaies de comptes et monnaies réelles d’une part, entre pièces pisanes et almohades d’autre part, dont la valeur pouvait du reste varier en fonction des politiques des souverains. Il en allait de même avec les poids et mesures, qui changeaient d’un port à l’autre, y compris parfois pour des ports soumis au même souverain. A partir du XIVe siècle les marchands disposent d’ouvrages, comme la célèbre Pratica della Mercatura du Florentin Pegolotti, qui leur donnaient des équivalences. Il est vraisemblable cependant que dans la pratique les marchands, ou du moins certains d’entre eux, possédaient dès le XIIe 24. C. Cahen, L’alun avant Phocée, «Revue d’histoire économique et sociale», 1963, 433-47. 25. Cette étymologie, globalement acceptée, est donnée dans le dictionnaire Littré (vol. I, 1155), qui cite à l’appui un texte du XIVe siècle. 26. Un fondouk des Pisans est signalé dans le traité de 1234 entre Pise et les Hafsides, mais il existait sans doute un lieu pour les marchands latins avant cette date. mathématiques, commerce et société à béjaïa 15 siècle ces connaissances lorsqu’ils se déplaçaient dans les ports du Maghreb. Mais cela ne rendait pas pour autant les calculs aisés. Cette expérience, le jeune Léonardo dut l’acquérir aux côtés de son père ou des autres Pisans de Béjaïa. Mais les techniques de calcul utilisées jusqu’alors restaient sommaires, et ne permettaient pas de résoudre facilement les opérations complexes. L’apport des mathématiques arabes fut dès lors déterminant. 3. Béjaïa, Centre de transmission méditerranéen La ville de Bougie a été l’un des centre culturels et scientifiques les plus dynamiques du Maghreb aux XIIe – XIVe siècles. Le haut niveau des enseignements mathématiques qui y étaient dispensés est notamment attesté par le cours d’algèbre supérieure d’al-Qurashi. Ce dernier, qui a vécu à Bougie vers la fin du XIIe siècle (donc avant le séjour de Fibonacci), aurait rédigé l’un des meilleurs commentaires du traité d’algèbre du célèbre mathématicien égyptien Abu Kamil sur les six équations [canoniques]. Or, l’influence d’Abu Kamil (850-930) sur l’oeuvre de Fibonacci a été soulignée par plusieurs auteurs. Nous nous proposons dans ce paragraphe de poursuivre le travail réalisé dans [4], d’une part en complétant les informations données sur al-Qurashi et en évoquant un savant ayant fait partie du milieu scientifique de Bougie au moment du séjour de Fibonacci. Quant à Ibn Sab‘in, il est présenté ici en raison de ses rapports avec l’empereur Frédéric II et de son influence prouvée sur l’œuvre du philosophe catalan Raymond Lulle (qui a reconstitué à Pise ses discussions avec les savants de Bougie). 3. a. Béjaïa, centre de savoir Dans [4], nous avons présenté les éléments principaux qui faisaient que la ville de Béjaïa (Bugia) symbolisait les contacts entre les mondes musulman et chrétien (le contexte politique, relations avec la chrétienté, transactions commerciales,…). Nous avons énuméré les particularités de la ville qui ont joué un rôle dans le développement des activités mathématiques et dans le processus de transmission des connaissances à travers la Méditerranée (présence d’une forte communauté andalouse, essor exceptionnel du commerce international, très haut niveau des études religieuses, étape obligée sur la route Espagne – Orient,…). Après avoir analysé les facteurs à l’origine d’activités mathématiques (facteurs sociaux-économiques et géo-politiques, encouragement des princes,…), nous avons présenté la structuration du milieu scientifique de la ville, sur la base de l’ouvrage bio-bibliographique d’al-Ghubrini (1246-1314) ([4], 16 djamil aissani · dominique valerian 73), [2]. Le niveau mathématique atteint est cerné à travers la présentation de certains savants versés dans différentes disciplines mathématiques : science du calcul (al-Mansur al-Qal‘i), algèbre (al-Qurashi), astrologie et analyse combinatoire (al-Hirrali), astronomie (Abu l’Hassan ‘Ali), musique (al-Usuli). La situation de la ville au moment du séjour de Leonardo Fibonacci est présentée (situation de la ville à la fin du XIIe siècle, milieu scientifique, lieux d’enseignement, …). Les éléments identifiés de l’influence éventuelle de cette activité mathématique à Bougie sur l’œuvre de Fibonacci sont alors cernés. 3. b. L’algébriste al-Qurashi (m. 1184) Depuis le Congrès de Pise de 1994 [4], nos connaissances sur l’algébriste al-Qurashi (mort en 1184/580h.) ont considérablement évolué. L’analyse des sources bio-bibliographiques disponibles nous a permis de confirmer les témoignages relatifs au long séjour bougiote d’al-Qurashi. Ces sources permettent également d’identifier plusieurs maîtres d’al-Qurashi à Séville. Il est possible de cerner ce qu’avaient été ses études en mathématiques, car il est contemporain de deux éminents érudits de cette ville : le célèbre métaphysicien Ibn Arabi et le spécialiste en sciences des Héritages al-Hufi (mort en 1192). De même, ces sources précisent ses qualificatifs : Imam, Shaykh, Professeur,… et permettent également d’identifier 04 élèves d’al-Qurashi (il est précisé pour certains, par idjaza), dont un bougiote et un savant ayant été en poste à Bougie (cfr. [5]). Al-Qurashi est probablement arrivé à Bougie vers 1170. Il y a rencontré le célèbre jurisconsulte de Séville ‘Abd al-Haq al-Ishbili (mort en 1185). Les sources précisent qu’il a enseigné à Béjaïa l’algèbre et les sciences des héritages. Elles donnent les noms de 04 de ses élèves [5]. Son commentaire célèbre a été utilisé au Maghreb jusqu’au XIVe siècle. Ainsi, le Tlemcénien Al-Uqbani (mort en 1408), qui a été Qadi à Béjaïa, parle de la méthode d’al-Qurashi et dit qu’il l’a utilisé pour résoudre des problèmes. Ce sont les problèmes destinés à désigner le quatrième ou à résoudre des équations simples [32]. 3. c. Un contemporain de Léonardo: Ibn Hammad (1150-1230) Ibn Hammad (1150-1230), descendant de la famille des princes Hammadites, qualifié par Charles André-Julien de «savant actif et expérimenté», a fait partie du milieu scientifique de Bougie au moment du séjour de Léonardo Fibonacci. Dans le schéma présenté dans ([4], p. 73), on peut constater qu’il figure en bonne place dans la structuration du milieu scientifique de la ville. Ce personnage a été au milieu du XIXe siècle à mathématiques, commerce et société à béjaïa 17 l’origine d’une fantastique aventure intellectuelle. On peut s’en rendre compte en lisant la lettre du géomètre français Eugène Dewulf (18311893), alors Capitaine du Génie à Bugia, adressée au célèbre géomètre italien Luigi Cremona en 1863. Après avoir posé un problème de mathématique, il lui demande de lui «rendre un service». Il s’agit de prendre contact avec des orientalistes et de rechercher dans les bibliothèques italiennes le manuscrit d’Ibn Hammad sur l’histoire de Bougie. Cet ouvrage n’a pas encore été retrouvé de nos jours. En effet, Ibn Hammad a rédigé un abrégé d’histoire des fatimides vers 1220. Cependant, l’ouvrage que recherche Dewulf s’intitule « An Nubda al-Muhtaja Akhbar Sanhadja bi Ifrikiya wa Bidjaya ». Il s’agit de la source la plus ancienne sur l’histoire de Bougie et du Maghreb. Elle va être utilisée par plusieurs historiens postérieurs, notamment par le célèbre sociologue Ibn Khaldun (qui séjourna à Bougie en 1352 et en 1365-1366). C’est en 1864 qu’Eugène Dewulf a été mis en contact avec le grand orientaliste italien Michele Amari. Ce dernier l’informe que le manuscrit d’Ibn Hammad n’existe pas en Italie. Rappelons ici qu’Amari a retrouvé et traduit de nombreux documents (traités, lettres) concernant l’histoire de Bougie, aussi bien du temps des Almohades que de celui des Hafsides. Par ailleurs, à l’époque où il publie le supplément de son célèbre Diplomi arabi, il guide Dewulf dans son apprentissage de l’arabe. De fait, dans sa lettre du 3 avril 1867, Dewulf écrit (toujours à Cremona), «qu’il n’est pas impossible que sans sortir de mes études arabes, je vous envoie quelque travail». Il affirme posséder quelques manuscrits de mathématiques et pense que «quelques uns au moins sont inédits». Il propose ses services pour les traduire et lui joint une liste de ces manuscrits. Malheureusement, la liste en question, jointe à la lettre du 03 avril, n’a pas été retrouvée dans les archives. Il est probable que Crémona l’ait transmise au Prince Baldassare Boncompagni. En effet, Dewulf précise dans cette même lettre que ce dernier «vous indiquerait volontiers quels sont ceux qui sont inconnus et qu’il serait, par suite, intéressant de faire connaître». En effet, rappelons ici que le Prince Boncompagni avait été à l’époque au centre d’une importante correspondance autour des mathématiques maghrébines. 3. d. Les questions siciliennes à Ibn Sab‘in Le deuxième personnage que nous aimerions évoquer est Ibn Sab‘in (Murcie 1217 – Béjaïa 1270). Philosophe et Soufi, Ibn Sab‘in est célèbre pour avoir répondu aux questions philosophiques que l’empereur Frederic II de Hohenstaufen avait adressées au Sultan almohade Abd al-Wahid al-Rashid [2], [8]. 18 djamil aissani · dominique valerian L’isnad de la méthode d’Ibn Sab‘in (Tariqa Sab‘iniyya) est donné par ashShushtari dans l’une de ses Kasida. Il montre l’imbrication de deux cultures grecque et musulmane, telle que l’acceptaient les adeptes d’Ibn Sab‘in . On y voit figurer entre autre transmetteurs, Platon, Aristote, Alexandre le Grand, al-Hajjaj, Abu Madyan,… Il semble que son cours ait eu un grand succès à Bougie [2]. Ibn Sab‘in n’apparaît pas dans la structuration du milieu scientifique présentée précédemment (cfr. [4], 73). Néanmoins, il a exprimé son admiration pour Ibn Rabi‘ (mort en 1277/675h.), qui était versé en mathématiques et en sciences des héritages. En ce qui concerne sa production, rappelons que les travaux du Professeur Lohr ont montré que, à partir de 1303, dans son effort pour constituer ce qu’il appelle «Nouvelle Logique», le célèbre philosophe Catalan Raymond Lulle a intégré définitivement les principaux éléments de la partie logique du Budd al-‘Arif d’Ibn Sab‘in. Raymond Lulle effectua de nombreux voyages à Bougie. C’est cependant son voyage de 1307 qui va entrer dans l’histoire. En effet, il permet la seule discussion méthodique («disputation») de Lulle avec un savant musulman dont il reste un compte rendu. Nous parlons de cet événement car la nouvelle version de cette «disputatio» a été rédigé ici même à Pise en 1308. Elle était plutôt destinée à être envoyée au Pape d’Avignon pour servir de base à un projet à la fois missionnaire et de croisade. La «disputatio» intéresse surtout le philosophe et le théologien par la controverse qui y est développée entre le Chrétien et le Musulman. 4. Les Transactions dans les mathématiques arabes La tradition algébrique dans les Pays de l’Islam est bien illustrée par cette phrase du célèbre sociologue maghrébin Ibn Khaldun: Le premier qui écrivit sur cette branche des mathématiques est Abu Abd Allah alKhawarizmi, après lequel vint Abu Kamil Chudja Ibn Aslam. On a généralement suivi la méthode de ce dernier dans cette science, et son traité sur les six problèmes de l’algèbre est l’un des meilleurs ouvrages composés sur cette science. L’un des meilleurs commentaires est celui d’al-Qurashi. Pour avoir une idée globale de la place des transactions dans les mathématiques arabes (Al-Ma‘amalat - Mathématiques Appliquées à la science du négoce), on peut se baser sur les travaux de J. Sésiano, S. Lamassé, A. Djebbar, M. Souissi et E. Laabid, publiés dans les Actes du Congrès international, «Commerce et Mathématiques du Moyen âge à la renaissance, autour de la Méditerranée» (Editions C.I.H.S.O., Toulouse, Mars 2001 [37]). mathématiques, commerce et société à béjaïa 19 4. a. Traités disponibles Les traités disponibles sont de deux sortes: les ouvrages de Qisma (Consultations juridiques), qui définissent les conditions d’exercice du commerce, et les ouvrages de mathématiques. Ces derniers se répartissent en trois catégories [12]: • Les traités dont le titre comprend le mot Mu‘amalat (transactions). C’est par exemple pour l’orient, le Kitab fi hisab al-mu‘amalat d’Ibn al-Haytham (mort en 1039) et pour l’occident musulman, le Kitab al-Arkan fi l-Mu‘amalat ‘ala Tariq al-Burhan d’az-Zahrawi (mort au XIe siècle). • Les traités ou les manuels de la science du calcul comportant un chapitre particulier dont le titre contient le mot Mu‘amalat (Abu l-Wafa, Ibn Tahir [XIe siècle], Ibn Thabat [XIIe siècle]. Leur utilité est bien illustrée par cette phrase du célèbre mathématicien marocain Ibn al-Banna’ (mort en 1321): «La connaissance de ce chapitre est expresse pour les juges, les agents <du fisc> et les négociants». • Les traités rattachés à la tradition algébrique. On y distingue les écrits exclusivement réservés à des problèmes de transaction (Kitab at-Tara’if fi l-Hisab d’Abu Kamil [problèmes d’achat de volatiles], et la Risala fi Masa’il at-Talaqi d’Ibn al-Haytham [problèmes d’achat de bête de somme par plusieurs personnes]) et les traités d’algèbre qui réservent tous une ou plusieurs sections à des problèmes d’application ayant un lien avec les transactions (Kitab al-Mukhtasar, d’al-Khawarizmi, Kitab al-Jabr d’Abu Kamil). 4. b. Problèmes traités dans les ouvrages de mathématiques On distingue trois catégories de problèmes [12]: I) Problèmes de transactions : achat et vente de produits. Ils sont classés dans les manuels selon le procédé utilisé pour les quantifier. Il y a ainsi les produits mesurés en volume (liquides, céréales), en poids (minerais), en grandeur, c’est à dire en longueur ou en surface (tissus brodés), en temps (remplissage de bassins) et en nombre (impôt sur les arbres). II) Problèmes en relation avec le commerce : conversion, change, bénéfice. Ils concernent le travail salarié, les problèmes de conversion concernant les métaux précieux et, surtout, les monnaies (argent et or) dont la teneur variait suivant les régions et les époques. Dans cette catégorie, il y a le change licite, entre des monnaies de métaux différents et le change illicite entre deux monnaies d’un même métal. Il y a enfin les problèmes de bénéfices qui se répartissent eux-mêmes en deux catégories: les problèmes individuels et les profits et les pertes à répartir entre plusieurs personnes dans le cadre d’un contrat d’association. III) Problèmes imaginaires: problèmes de rencontres (achat d’une bête, bourse trouvée), problèmes de volatiles, problèmes de bénéfices. A ce niveau, il est nécessaire de détailler ces types de problèmes: 20 djamil aissani · dominique valerian • Problèmes de rencontre: Il s’agit de plusieurs personnes qui se rencontrent dans un marché et qui veulent acheter un produit ou une bête de somme (les versions les plus courantes sont celles qui concernent l’achat d’une monture. Mais parfois, il s’agit d’un habit ou d’une bourse trouvée), chacun demandant aux autres de compléter son capital en lui ajoutant une fraction du leur afin qu’il puisse réaliser l’achat. • Problèmes de volatiles. Cela consiste à acheter avec une somme donnée un nombre total donné de volatiles d’espèces diverses, connaissant le prix à l’unité de chaque espèce. • Problème de bénéfices: il n’existe qu’un seul type d’énoncé avec des variantes dans les coefficients et dans la formulation. Il s’agit d’une suite d’investissements de capital, de prises de bénéfice et de distributions d’une fraction de ce bénéfice, l’opération aboutissant toujours à la faillite du commerçant. L’intérêt de cet exercice n’est pas dans son contenu mathématique. Il est d’abord dans le fait qu’il est ancien, puisqu’on le trouve déjà chez Abu Kamil (Kitab al-Jabr, fol. 108a). Il a également servi à illustrer des notions ou des démarches nouvelles. En Andalus et au Maghreb, cet exercice va permettre au zéro d’intervenir «physiquement» dans une équation alors que, jusque là, il était complètement occulté. 4. c. Procédés de résolution des problèmes I) Problèmes de transactions: - Règle des quatre grandeurs proportionnelles; - Procédés donnant les pertes ou les bénéfices cumulés (sans justification); - Traitement par l’algèbre (Abu Kamil). II) Problèmes des volatiles, des rencontres et de bénéfice: - démarche arithmétique ancienne (méthode de double fausse position); - démarche algébrique (nouvelle démarche de résolution). 4. d. Abu Kamil et le traitement des problèmes par l’algèbre (Kitab al-Jabr) Dans l’ouvrage d’Abu Kamil, on constate que quatre problèmes de transactions sont posés. Les inconnues sont appelées chose, dinars, dirhams, fals,… Le problème est posé en termes d’équations et est résolu pas à pas par «substitution». Abu Kamil a simplifié la méthode classique en introduisant une inconnue auxiliaire, la somme des inconnues du problème et à exprimer, en fonction de cette somme et de la première inconnue, toutes les autres. Quant aux problèmes de volatiles, ils ont nécessité la mise en évidence de démarches nouvelles. 4. e. Commerce et Partage proportionnel (al-Muhasat) Dans la tradition mathématique maghrébine, al-Muhasat est un type de mathématiques, commerce et société à béjaïa 21 division spécifié par un algorithme spécial. Cet algorithme est basé sur la propriété des quatre nombres proportionnels. Il n’apparaît pas en tant que technique spécifique dans les ouvrages d’al-Hassar (XIIe siècle), alKamil fi Sinfat al-‘Adad. Cette technique (le partage proportionnel) a été appliquée pour la résolution de certains problèmes liés à la gestion de la cité islamique (problèmes de compagnie ou de société, problèmes de partages successoraux, problèmes de transactions, problèmes de testaments). Elle nécessite notamment la mise en œuvre de certains concepts mathématiques: - les opérations élémentaires (appliqués sur les entiers et les fractions): addition, soustraction, multiplication, division, dénomination; - la recherche des diviseurs communs; la recherche du ppcm de plusieurs nombres ; la propriété des quatre grandeurs proportionnelles. E. Laabid a montré comment appliquer cette technique aux problèmes d’héritage [37]. Illustré par un exemple extrait d’un célèbre ouvrage du XIIe siècle, connu dans la tradition par Mukhtasar al-Hufi [L’Abrégé]. Il s’agit du traité d’al-Hufi (mort en 1198), spécialiste des héritages ayant vécu à Séville (Andalusie) au XIIe siècle. Le Mukhtasar a eu une grande influence sur l’enseignement des héritages au Maghreb durant tout le Moyen âge (cfr. [2]). Remarquons ici que si mathématiquement le partage proportionnel paraît comme une simple application de la «règle de trois», son traitement comme chapitre à part entière dans la tradition mathématique maghrébine répond à un souci pédagogique. 4. f. Le Liber Mahamelet- Algorismus (Johannes Hispalensis) Parmi les premiers ouvrages produits en Andalousie après la période des traductions, on constate une fidélité aux principes de l’époque d’Abu Kamil [30]. La résolution de chaque nouveau type de problème y prend généralement trois aspects séparés: une formule toute faite que l’on peut se contenter d’appliquer; une résolution géométrique qui montre que cette formule peut être établie par la géométrie d’Euclide; enfin une résolution algébrique. L’influence d’Abu Kamil apparaît aussi de la disposition et de la forme: comme chez Abu Kamil, le Liber Mahamelet se termine par des problèmes de nature récréative ou des systèmes linéaires à plusieurs équations; comme chez Abu Kamil aussi, tout est exprimé en mots, les quantités numériques aussi. Les deux innovations d’Abu Kamil (justification de la résolution géométrique et solutions irrationnelles) sont donc transmises dans cette première algèbre de l’Europe [30]. 22 djamil aissani · dominique valerian 5. Le L IBER A BACI Le Liber Abaci, écrit dans sa version définitive en 1228 par Leonardo Fibonacci, est un vaste ouvrage exposant en quinze chapitres l’arithmétique et l’algèbre, ainsi que la résolution de quantité de problèmes qui sont, soit des applications à la science du négoce, soit aussi récréatifs ou du moins représentent des situations trop insolites pour être réelles. Ce que Leonardo appelle abacus est ce que Johannes nomme Mahamelet. Selon Jacques Sésiano, «la différence entre eux ne vient pas du sujet, mais des sources». Concernant ce célèbre ouvrage, il est nécessaire de souligner les points suivants: 5. a. Nécessité de sa parution Les marchands italiens, dont les liens commerciaux avec le monde méditerranéen allaient croissant, avaient le plus urgent besoin d’une connaissance des mathématiques commerciales utilisant les diverses monnaies alors en usage. 5. b. Méthodes de preuve et sources Alors que Roshdi Rashed a analysé les méthodes de preuve dans le Liber Abaci [26], André Allard lui s’est interrogé sur les sources arithmétiques et le calcul indien dans cet ouvrage. Il a notamment montré avec quelle intelligence Fibonacci avait su utiliser ses sources [6]: - faciliter la lecture des grands nombres par l’emploi d’arcs, séparant de trois en trois les séries de milliers; - la manière de réaliser les opérations les plus simples, comme l’addition ou la soustraction, constituent l’aboutissement d’une évolution qui occupa la seconde moitié du XIIe siècle et qui rendit systématique par exemple, le début d’une soustraction par la droite et non plus par la gauche des nombres entiers ou fractionnaires, comme dans les œuvres arabes et les versions latines les plus anciennes. - autre procédé de multiplication dit (en forme d’échiquier) et «particulièrement adapté aux grands nombres». 5. c. L’apport du Liber Abaci Ce sont les systèmes linéaires qui marqueront l’influence de Leonardo Fibonacci au Moyen âge [30]. La résolution de ces systèmes linéaires, déterminés ou non, où les inconnues représentent des grandeurs concrètes (le plus fréquemment des sommes d’argent) occupe une partie considérable du Liber Abaci. La présentation comme la résolution de ces mathématiques, commerce et société à béjaïa 23 systèmes est parfaitement organisée: Leonardo les classe en types, auxquels correspond une formule générale de résolution. Or cette formule est obtenue, exactement comme le faisaient les anciens, en complétant les équations en sorte d’y faire apparaître la somme des inconnues et les données. La connaissance de l’établissement de cette formule générale est que Leonardo peut se permettre de choisir en pleine conscience des données faisant prendre à l’une ou à l’autre des inconnues une valeur négative. Il ne s’agit alors plus de grandeurs soustraites, dont la présence dans les calculs est aussi ancienne que l’algèbre, mais de quantités véritablement négatives, puisque sur elles ne s’applique plus aucune opération. Jacques Sésiano considère que l’innovation ici est qu’il conserve la résolution qui l’a fait apparaître et cherche un moyen d’interpréter cette solution négative comme une quantité positive que l’on devra soustraire dans les équations proposées. Cette distinction n’est pas futile: en montrant qu’un résultat négatif peut avoir un sens dans une situation réelle, Léonard ouvre la voie à l’acceptation de nombres négatifs. L’une de ces catégories de problèmes est appelée «découverte d’une bourse» [30]. 5. d. Le Liber Abaci et les traductions du XIIe siècle en Espagne Les trois formes bien connues de calcul au Moyen âge (calcul digital, l’abaque, calcul par des jetons et la méthode de calcul par les chiffres indoarabes) amènent au problème de l’apprentissage en Occident, à partir du milieu du XIIe siècle, du calcul algorismique issu directement des premières traductions de textes arabes qui suivirent de quelques années en Espagne la Reconquista. Les rapports de ces textes avec l’œuvre de Fibonacci nécessitent cependant quelques considérations préalables. 5. e. Le Liber Abaci et l’Histoire des exercices (signe d’une époque) L’idée de S. Lamassé est d’effectuer une comparaison des énoncés et solutions entre eux, autour de la «règle de la compagnie» [20]. Celle ci apparaît être à priori, une des règles les plus proches des marchands avec celle de «barate», c’est-à-dire de troc. Pour réaliser un inventaire des sources utilisables, l’auteur part du Liber Abaci. Ainsi, en 1202, sur les 379 exercices que contient cet ouvrage, 12 portent sur les sociétés composées de deux, trois ou quatre hommes (voir le chapitre X, Incipit capitulum decimum de societabus factis inter consocios dans l’édition de B. Boncompagni, Scritti di Leonardo Pisano [13], 146-142). Les exercices se distinguent dans l’architecture du livre avec d’autres calculs de répartition, comme XII, 4: «Capituli de inventione bursarum», 212 -228. Ces derniers sont issus d’un autre héritage, déjà présent chez Al- 24 djamil aissani · dominique valerian cium. Il s’agit dans tous ces exercices de calculer soit le gain réalisé par les hommes, soit sa répartition entre eux. L’enjeu de ces problèmes tient dans la manipulation des nombres et des fractions. 6. L’application des mathématiques au commerce dans le Liber Abaci Il n’est pas aisé, dans le Liber Abaci, de faire la part de ce qui a été appris à Béjaïa et dans d’autres lieux, notamment à Constantinople, mais aussi en Syrie et en Egypte ou en Sicile. Les premiers chapitres du livre montrent cependant l’importance de son expérience des milieux marchands et marins de Béjaïa dans la formulation de son savoir mathématique. L’apport du Liber Abaci à l’Occident latin, on le sait, réside moins dans l’introduction des chiffres arabes, qui sont déjà connus depuis le Xe siècle, que dans la présentation des méthodes arithmétiques dites de «calcul indien» qui utilisent les neufs chiffres et le zéro, ainsi que des méthodes algébriques. 27 Or dans la première partie de l’ouvrage, les explications et démonstrations de Fibonacci s’appuient constamment sur des exemples et des problèmes qui renvoient aux activités quotidiennes de ces marchands et marins : problèmes de changes, de poids et mesures, de charges de navires, de calculs de prix, etc. De même, les produits qui apparaissent dans cette première partie sont le plus souvent ceux que l’on trouve sur le marché bougiote, comme les cuirs ou les laines. Le Liber Abaci ne doit pas être considéré pour autant comme un simple manuel de recettes pratiques pour marchands. 28 Enrico Giusti note avec raison que dans les chapitres consacré à la résolution des problèmes commerciaux, c’est une logique mathématique, et non pas pratique, que suit Fibonacci pour élaborer son plan. 29 Du reste, l’influence du Liber Abaci sur les pratiques commerciales se diffusa relativement lentement, et il faut attendre le XIVe siècle pour que l’on trouve, notamment dans les manuels de commerce, des éléments de mathématiques commerciales hérités de Fibonacci. Mais ce qui frappe en revanche, c’est l’influence de la culture marchande du jeune Leonardo dans la formulation de son savoir. Cela est tout particulièrement net dans les exemples qu’il utilise dans les chapitres 8 à 11, inspirés par les problèmes quotidiens des marchands qu’il a pu observer à Béjaïa. 30 27. D. Jacquart, Les voies de la transmission culturelle, in Islam et monde latin, Paris, 2000, 110. 28. E. Giusti, Matematica e commercio nel Liber Abaci, in Un Ponte sul Mediterraneo. Leonardo Pisano, la scienza araba e la rinascita della matematica in Occidente, Pise, 2002, 112. 29. Ibidem, 89. 30. Plus on avance dans le livre, plus les problèmes se complexifient et moins les références au monde du négoce sont pertinentes. mathématiques, commerce et société à béjaïa 25 Les difficultés rencontrées par ces marchands dans leurs comptes ne pouvait échapper au jeune Fibonacci. L’usage des chiffres romains rendait impossible toute opération un peu complexe. Le maniement de l’abaque ainsi que le comput digital palliaient ces difficultés et il n’est pas douteux que les marchands avaient une grande habitude de ces deux systèmes. 31 Ces derniers avaient cependant leurs limites, lorsque l’on abordait des questions plus complexes. La raison du succès dans les milieux marchands de l’ouvrage de Fibonacci, ou plutôt des nombreux livres de l’abaque qui apparaissent à partir du XIVe et au XVe siècle et s’en inspirent largement, tient dans l’usage qui pouvait être fait de ces connaissances mathématiques dans l’exercice de leurs activités. 32 Les premières pages du Liber Abaci sont consacrées à l’exposé des chiffres arabes et des opérations simples qu’ils permettent de réaliser. 33 La nouveauté réside en effet dans les possibilités de calculs qu’offrent la numérotation de position et l’usage du zéro qui en est la clé. Celle-ci permet de poser des opérations par écrit, en assignant à chaque chiffre une valeur en fonction de sa position dans le nombre. Les connaissances que Léonardo acquiert auprès de son maître bougiote sont non seulement assimilées, mais immédiatement reformulées en latin et avec des exemples correspondant à son milieu, celui des marchands. Or ces besoins sont multiples, dans un monde méditerranéen qui est en train de s’ouvrir plus largement et où le volume des échanges, comme le trafic maritime, ne cessent de croître. Les exemples que prend Fibonacci pour exposer les règles arithmétiques sont alors le reflet de ce monde méditerranéen qu’il a connu d’abord à Pise, puis à Béjaïa, avant d’effectuer un véritable tour de la Méditerranée. Un monde d’échanges intenses entre des espaces économiques jusque là en partie cloisonnés, que les marchands contribuent à unifier. Le spectacle que pouvait offrir au jeune Leonardo l’activité fébrile du port de Béjaïa se révèle, derrière l’aridité des démonstrations mathématiques, dans son Liber Abaci. Ces exemples concrets utilisés par Fibonacci nous font entrer tout d’abord au cœur des pratiques d’échanges commerciaux. Le livre commence par des opérations simples, de calcul de prix en fonction du prix unitaire et des quantités vendues. Les exemples qu’il utilise sont tous liés 31. Cfr. A. Aelfoedi-Rosenbaum, «the fingercalculus in antiquity and the Middle ages», Frühmittelalterliche Studien, V, 1971, 1-10; J. G. Lemoine, Les anciens procédés de calcul sur les doigts en Orient et en Occident, «Revue des Etudes islamiques», 6, 1932, 1-60. 32. Cfr. R. Franci, L. Toti Rigatelli, Introduzione all’aritmetica mercantile del medioevo e del Rinascimento, Sienne, 1982, 27-28. Ces connaissances étaient d’ailleurs parfois intégrées dans des manuels de marchands, qui donnaient par ailleurs des indications pratiques sur les prix, les systèmes de mesures, les produits disponibles sur les différents marchés, etc. 33. Liber Abaci, 2 ss. 26 djamil aissani · dominique valerian aux marchandises qui circulent dans les ports maghrébins, et tout particulièrement Béjaïa. Les plus fréquemment cités sont les cuirs et les becunias (peaux de chèvres), 34 qui sont vendus par centaines. 35 Cela correspond bien à la structure des exportations du port, où les cuirs et les laines prédominent très tôt. Ainsi en 1180, des marchands génois louent un navire pour aller chercher des becunias à Béjaïa, et prévoient un chargement de près de 500 cantares, soit environ près de 23 tonnes. 36 Voici un exemple parmi d’autres donnés par Fibonacci: 100 becunias valent 42 besants et ¾. Combien valent alors 21 becunias? Il faut multiplier 42 par 4, ajouter 3, ce qui fait 171. On multiplie par 21 et on divise par 100, ce qui donne 359 besants et 1/10. 37 Ces calculs, au demeurant simples en apparence, font intervenir le prix unitaire, la quantité, et l’unité choisie (ici la centaine de becunias), avec des calculs de fractions et des divisions. 38 Mais on trouve dans le Liber Abaci également d’autres produits présents sur le marché bougiote, que ce soit à l’importation ou l’exportation, comme les draps, 39 les futaines, 40 le fromage pisan, 41 importés d’Europe le plus souvent, des produits d’Orient comme les épices (poivre, 42 safran, 43 noix de muscade), 44 le coton, 45 le lin, 46 les céréales (froment notamment), 47 l’huile, 48 le sucre, 49 l’alun 50 enfin, qui était exporté de Béjaïa. Tous ces produits font l’objet de transactions qui font intervenir des calculs. Il est question de ventes, mais aussi de troc. Celui-ci était en effet souvent pratiqué, 51 et nécessitait des calculs plus complexes intégrant la valeur de chaque produit. Il fait l’objet d’un chapitre entier dans le Liber. 52 34. Le mot becunia dans les documents latins, pose cependant problème. Il est compris, selon les historiens, soit comme une peau fine avec sa toison, soit comme une peau de chèvre. 35. Par exemple Liber Abaci, 83. 36. Archivio di Stato di Genova, notai ignoti, busta 1, doc. 1, doc. 10 (14/3/1180). Le contrat prévoit 481 cantares, et le cantare génois équivaut à environ 47,65 kg. 37. Liber Abaci, 93. 38. Autre exemple : si 100 cuirs valent 83 livres 3/5e et 1/9e, combien valent 32 cuirs ? Ibidem, 88. 39. Ibidem, 89. 40. Ibidem, 113. Une balle de futaines, qui contient 40 pièces, est vendue pour 37 livres. La question est alors de savoir combien vaut une pièce. 41. Ibidem, 90-1. 42. Très nombreux cas. Par exemple 99, 119. 43. Ibidem, 93, 120. 44. Ibidem, 93. 45. Par exemple 117. 46. Ibidem, 118 (échange de lin contre du poivre). 47. Ibidem, 135. 48. Ibidem, 83. 49. Ibidem, 117. 50. Ibidem, 117. 51. E. Ashtor, Pagamento in contanti e baratto nel commercio italiano d’Oltremare (secoli XIV-XVI), in Storia d’Italia. Annali 6: Economia naturale, economia monetaria, Turin, 1983, 363-96. 52. Le chapitre 9, 118 ss. mathématiques, commerce et société à béjaïa 27 Parmi les exemples, on peut citer le suivant: si 20 brachia de draps valent 3 livres de Pise, et 42 rotoli de coton valent 5 livres, combien a-t-on de rotoli de coton pour 50 brachia de draps 53 ? De même, Fibonacci montre les applications possibles de l’arithmétique aux contrats d’association commerciale, tels qu’ils étaient pratiqués alors, principalement les commandes et surtout les sociétés, 54 qui supposaient le partage des bénéfices à l’issue du voyage. 55 Dans toutes ces opérations, les nouvelles méthodes de calcul apportaient rapidité et une plus grande sûreté des résultats. Fibonacci s’intéresse aussi à la question du transport maritime des marchandises. Les navires de l’époque, le plus souvent des naves, rondes et à voiles, devaient souvent affronter des conditions difficiles de navigation. Il était alors indispensable de bien répartir les charges, donc de calculer le poids respectif des marchandises. Cela donne lieu à une série de problèmes. Il donne l’exemple d’un navire qui charge dans le Garb (Maroc actuel) des cuirs et de l’alun. L’alun, matière minérale lourde, était mise au fond des cales, et permettait de lester le navire. Le chargement du navire devait tenir compte du fait que un cantare d’alun pesait autant que deux cantares de cuirs. 56 De même, pour un chargement à Béjaïa ou Ceuta, deux cantares de becunias équivalent à trois cantares de cuirs, plus légers. 57 Sans doute, là encore, les capitaines de navires n’avaient pas attendu le livre de Fibonacci pour savoir équilibrer les charges de leurs bateaux. Mais Fibonacci permet de sortir d’un certain empirisme, et peut-être de gagner du temps dans les chargements, ou encore de mieux prévoir ce qu’un bâtiment était à même de transporter. L’avantage était sans doute réel, car les saisons de navigation étaient relativement courtes, et les temps de chargement étaient limités au maximum, comme le montrent certains contrats de location de navires qui fixent la durée de chaque escale. C’est cette même nécessité de maîtriser un temps nécessairement lent des transports, et de faire concorder les contraintes des voyages avec celles des marchés et des contacts commerciaux, qui pousse sans doute Fibonacci à proposer des exercices avec des voyageurs qui ne vont pas à la même vitesse. 58 53. Ibidem, 118. La brachia est une unité de longueur pour les tissus, et vaut environ 0,62 m. à Pise. Le rotolo est une subdivision du cantare (1/10e). 54. La commande fait intervenir un investisseur et un marchand, alors que la société associe deux investisseurs, l’un restant sédentaire et l’autre effectuant le voyage et les transactions. C’est ce second système qui est préféré dans le Liber Abaci, en partie par la complexité qu’il permet d’apporter aux démonstrations de Fibonacci. 55. Ibidem, 135: deux hommes forment une société. L’un met dans cette société 18 livres d’une monnaie, l’autre 25 livres; le bénéfice est de 7 livres, qu’il faut se partager. 56. Ibidem, 117. 57. Ibidem, 118. 58. Ibidem, 169. Le problème, tel qu’il est posé par Fibonacci, reste cependant relativement abstrait. 28 djamil aissani · dominique valerian Enfin le Liber Abaci reflète la grande complexité que conféraient aux échanges la diversité des poids et mesures ainsi que celle des monnaies. Monde ouvert, la Méditerranée, comme du reste l’ensemble de l’espace commercial parcouru alors, présentait une juxtaposition de systèmes de poids et mesures aussi variés que complexes. Il fallait au marchand connaître le système de Pise, qui était différence de celui de Gênes, celui de Béjaïa qui différait de celui de Tunis ou de Bône, etc. A cette diversité s’ajoutait le fait que les subdivisions suivaient tantôt une logique décimale, tantôt une autre. Les manuels de commerce, qui apparaissent à partir de la fin du XIIIe siècle, accordent d’ailleurs une large place à ces équivalences de poids et mesures. A Béjaïa, comme dans les autres ports, des peseurs accrédités par la douane repesaient systématiquement les marchandises qui arrivaient, en fonction des poids et mesures locaux. Mais il fallait que le marchand soit lui-même en mesure de facilement effectuer des conversions, et pour cela encore la règle de trois était d’un secours inestimable. 59 Les problèmes de changes n’étaient pas moins importants. 60 Il fallait jongler non seulement entre des espèces monétaires différentes, mais aussi avec un système qui distinguait les monnaies de comptes et les monnaies réelles. Les exemples de ces véritables casse-tête abondent dans le Liber Abaci. En Occident, la monnaie de compte était la livre, qui se divisait en 20 sous, chaque sous valant 12 deniers. Dans le Maghreb almohade, on comptait en besants, chaque besant valant 10 millares. 61 Mais concrètement les opérations se faisaient en dinars d’or ou en dirhams d’argent, dont la valeur varia au gré des réformes monétaires almohades. La méthode appliquée aux opérations commerciales et de navigation relève pour l’essentiel de la règle de trois. Simples au début, les problèmes deviennent plus complexes au fur et à mesure que l’on avance, en raison de la grande diversité des conditions de commerce en Méditerranée, mais aussi plus simplement des opérations à réaliser. Celles-ci nécessitaient souvent d’avoir recours à des fractions, qui occupent une partie importante de l’ouvrage. 62 On comprend alors le progrès qu’a pu représenter l’arithmétique telle qu’elle est formulée par Fibonacci. 59. Cfr. ibidem, 111-113: équivalences entres les canna (unité de longueur pour les tissus) de Pise, Gênes et du Garb. 60. Ils font l’objet de la deuxième partie du chapitre 8, 103 ss. 61. Ibidem, 93. 62. Cfr. E. Giusti, art. cité, 69. mathématiques, commerce et société à béjaïa 29 7. Conclusion Le Liber Abaci est donc plus qu’un traité de mathématiques. Il est le reflet d’un monde en pleine phase de décloisonnement, non seulement intellectuel, mais aussi humain et économique. Cette ouverture à une économie-monde balbutiante met en contact des espaces aux habitudes différentes, que l’on ne cherche jamais à unifier, mais auxquelles les marchands doivent s’adapter. Béjaïa avait sans conteste représenté pour le jeune Léonardo, avant qu’il n’entreprenne son long périple autour de la Méditerranée, un théâtre de cette activité intense d’échanges. Il avait pu se rendre compte des difficultés qu’engendraient les opérations de changes, de troc, de pesage, de charge de navire, mais aussi de calculs et de répartitions des bénéfices. Il a surtout été le témoin d’un changement d’échelle dans les échanges commerciaux. Il fallait pouvoir gérer des opérations complexes, mettant en œuvre des capitaux importants. Il fallait pouvoir prévoir l’arrivée des navires, le temps mis par les marchandises pour parvenir à destination. Il fallait, encore, être en mesure de comparer les avantages de tels ou tels marchés. De tout cela, le Liber Abaci est le reflet. Mais les connaissances qu’il apporte sont aussi l’instrument qui permet par la suite à ces échanges de se multiplier, de rendre plus faciles ces contacts entre mondes en apparence si différents. Ces besoins, encore limités à la fin du XIIe siècle, ne font que croître par la suite. Il n’est pas surprenant dès lors que lorsqu’à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle les affaires atteignent un niveau de complexité considérable, le savoir mathématique de Fibonacci est intégré progressivement par les milieux marchands. References [1] Abu Kamil, Kitab al-Jabr wa l-Muqabala. Francfort: Institut für Geschichte der arabisch – islamischen Wissenschaften, 1986 [reproduction de l’unique manuscrit arabe]. [2] D. Aïssani, Bougie à l’époque médiévale: les mathématiques au sein du mouvement intellectuel, IREM de Rouen Ed. (France), Rouen, 1993. [3] D. Aïssani and all., Bougie médiévale: Centre de Transmission Méditerranéen. In the book History and Epistemology in Mathematics Education, IREM de Montpellier Ed. (France), Montpellier, 1993, 499-506. [4] D. Aïssani and all., The Mathematics in the Médiéval Bougie and Fibonacci . In the book Leonardo Fibonacci: il Tempo, le opere, l’eredità scientifica, Pacini Editore (IBM Italia), Pisa, 1994, 67-82. [5] D. Aïssani, Centri del Sapere Magrebino ed il Loro Rapporti con l’Occidente Cristiano. In the book Natura, Scienza e Sociétà nel Mediterraneo, Unesco Editore, Cosenza (Italia), 1999. 30 djamil aissani · dominique valerian [6] A. Allard, Les sources arithmétiques et le calcul indien dans le Liber Abbaci, In the book Leonardo Fibonacci: il Tempo, le opere, l’eredità scientifica, Pacini Editore (IBM Italia), Pisa, 1994, 83-96. [7] M. Amari, Diplomi arabi del R. Archivio fiorentino, Florence, 1863. [8] Benoit-Méchin, Frédéric de Hohenstaufen (1194-1250) ou le rêve excommunié, Le Grand Livre du Mois Ed. [9] R. Brunschvig, La Berbérie orientale sous les Hafsides, Andrien Maisonneuve Ed., Paris, 1982. [10] F. Sevillano Colomb, Un manuel mallorquin de Mercaderia medieval, «Anuario de Estudios Medievales», 9, 1974-1979. [11] R. Delort, le commerce des fourrures en Occident vers la fin du Moyen Âge, Rome, 1975. [12] A. Djebbar, Les transactions dans les mathématiques arabes: classification, résolution et circulation. Actes du Colloque Commerce et Mathématiques du Moyen âge à la renaissance, autour de la Méditerranée. Editions C.I.H.S.O., Toulouse, 2001, 327-44. [13] L. de Pise, Scritti, édités par B. Boncompagni, Tipografia delle scienze matematiche e fisiche, Rome, 1857-1862. [14] E. Giusti, Matematica e commercio nel Liber Abaci, In the book Un ponte nel Mediterraneo, Edizioni Polistampa Ed., Pisa, 2002, 59-120. [15] E. Hébert, D. Aïssani and all., Quelques aspects des mathématiques d’Ibn al-Banna de Marrakech, IREM de Rouen Ed. (France), Rouen 1995, 130 pages. [16] Ibn al-Banna, Kitab al-Usul wa l-Muqaddimat fi l-Jabr wa l-Muqabala [Le livre des fondements et des préliminaires sur la restauration et la comparaison], A.S. Saïdan (édit), Amman, vol. 2. [17] Ibn Haydur, Tuhfat at-Tullab fi ‘Ilm al-Hisab [La parure des étudiants sur la science du calcul], Ms. Vatican Or 1403, ff. 106b-115b. [18] al-Khawarizmi, Kitab al-Mukhtasar fi al-Hisab al-Jabr wa-l-Muqabala [Le livre abrégé sur le calcul par la restauration et la comparaison], A.M. Mashrafa et M.M. Ahmad (édit), Le Caire, 1968. [19] H. Khalifa, Kashf-a-z-zanun ‘an asami l-kutub wa l-funun (dissipation des doutes au sujet des noms des livres et des arts), Dar-al-fikr, Beyrouth 1982. G. Flügel (trad. E), Leipzig, 1835-1858, vol. I, 664. [20] S. Lamassé, Les exercices de compagnie entre commerce et mathématiques, Actes du Colloque Commerce et Mathématiques du Moyen âge à la renaissance, autour de la Méditerranée. Editions C.I.H.S.O., Toulouse, 2001, 28-300. [21] R. Sabatino Lopez, Stars and spices: the earliest Italian manual of commercial practice, in Economy, society, government in Medieval Italy. Essays in memory of Robert L. Reynolds. «Exploration in economic history», 7, 1969-70, 35-42. [22] L. de Mas Latrie, Traités de Paix et de commerce et documents divers concernant les relations des chrétiens avec les arabes de l’Afrique septentrionale au Moyen Âge, Paris, 1866. [23] F. Balducci Pegolitti, La Practica della mercatura, éd. Allan Evans, Cambridge, Mass., 1936. [24] E. Picutti, Leonardo Da Pisa e il suo Liber Abaci. In the book Béjaïa et sa Région à Travers les Âges (Histoire, Société, Sciences, Culture), Actes du Colloque International, Béjaïa 1997, 282-287 (à paraître aux éditions Publisud). [25] U. Rebstock, Der Mu‘amalat traktat des Ibn al-Haytham, «Zeitschrift für Geschichte der Arabisch-Islamischen Wissenschaften», 10, 1995-1996, 61-121. [26] R. Rashed, Le développement des sciences mathématiques: aspects théoriques et ap- mathématiques, commerce et société à béjaïa 31 plicatifs, In the book Natura, Scienza e Sociétà nel Mediterraneo, Unesco Editore, Cosenza (Italia), 1999. [27] A. S. Saïdan, The arithmétic of al-Uqlidisi, Dordrecht-Boston, 1978, 2; 136; 386. [28] Sanchez-Perez, Compendio de Algebra de Abenbeder, 69-72. [29] J. Sésiano, La version latine médiévale de l’Algèbre d’Abu Kamil, inVestigia mathematica, Rodopi, Amsterdam, 315-452. [30] J. Sésiano, L’algèbre de Léonardo de Pise et son influence dans l’Europe Médiévale. In the book Béjaïa et sa Région à Travers les Âges (Histoire, Société, Sciences, Culture), Actes du Colloque International, Béjaïa, Novembre 1997, 282-287 (à paraître aux éditions Publisud ). [31] M. Souissi, Applications des proportions – partages proportionnels, règles de société, méthode de double fausse supposition. Actes du Colloque Commerce et Mathématiques du Moyen âge à la renaissance, autour de la Méditerranée. Editions C.I.H.S.O., Toulouse 2001, 301-13. [ 32] S. al-Uqbani, Sharh Fara’id al_Hawfi, Ms. Paris, n° 5312 et Ms. B.N. Alger n° 1312. [33] D. Urvoy, Le séjour de Raymond Lulle à Bougie et son rôle dans la formation de sa pensée, In the book Béjaïa et sa Région à Travers les Âges (Histoire, Société, Sciences, Culture), Actes du Colloque International, Béjaïa, 1997 (à paraître aux éditions Publisud). [34] D. Valerian, Bougie, port maghrébin à la fin du Moyen Âge (1067-1510), Thèse de Doctorat, Université Paris 1 Panthéon – Sorbonne, 2000. [35] E. W. W. Veale, The great Red Book of Bristol, Bristol, 1937. [36] Mémoria, éd. R. Sabatino Lopez, Gabriella Airaldi, Il più antico manuale italiano della mercatura, in Miscellanea di studi storici, II, Collana storica di fonti e studi 38, Gênes, 1983. [37] Commerce et Mathématiques du Moyen âge à la renaissance, autour de la Méditerranée. Editions C.I.H.S.O., Toulouse, 2001.
pFad - Phonifier reborn

Pfad - The Proxy pFad of © 2024 Garber Painting. All rights reserved.

Note: This service is not intended for secure transactions such as banking, social media, email, or purchasing. Use at your own risk. We assume no liability whatsoever for broken pages.


Alternative Proxies:

Alternative Proxy

pFad Proxy

pFad v3 Proxy

pFad v4 Proxy