mathématiques, commerce et société à béjaïa
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Djamil Aissani · Dominique Valerian
MATHÉMATIQUES, COMMERCE ET SOCIÉTÉ À
BÉJAÏA (BUGIA) AU MOMENT DU SÉJOUR DE
LEONARDO FIBONACCI (XII e-XIII e SIÈCLES)
. Introduction
Le Liber Abaci a fait l’objet de plusieurs centaines de travaux. Parmi les
aspects qui ont été cernés avec précision, on peut citer les sources musulmanes du Liber Abaci et la manière judicieuse avec laquelle Leonardo
Fibonacci les a utilisées, les rapports du Liber Abaci avec les textes traduits
en Espagne au milieu du XIIe siècle, ses apports dans le domaine des
mathématiques, et les apports possibles de la pratique marchande aux
mathématiques à la fin du XIIIe siècle et réciproquement. Mais rares sont
les études qui se sont attachées à analyser les liens entre le milieu dans
lequel le jeune Fibonacci a vécu, notamment le milieu marchand pisan
à Béjaïa, et la formulation de son savoir mathématique.
La ville de Béjaïa a eu en effet le privilège d’accueillir à la fin du XIIe
siècle le jeune Leonardo de Pise. Nous le savons grâce à son propre
témoignage dans le Liber Abaci, datant aujourd’hui de huit cent ans.
Lorsque mon père fut nommé, loin de la patrie, scribe officiel à la douane de Béjaïa
(Bugia), en mission pour les commerçants de Pise, il me fit venir auprès de lui alors
que j’étais enfant, et ayant réfléchi aux intérêts et avantages futurs que je pourrais
en tirer, il voulut que je reste pendant quelques temps pour étudier l’abaque et en
recevoir l’instruction. Là, initié grâce à un enseignement admirable dans le savoir
faire au moyen des neufs figures indiennes, la science de cet art me plut à un point
plus élevé que tout le reste et j’appris pour mieux le reconnaître, tout ce qu’on
pouvait étudier d’elle en Egypte, en Syrie, en Grèce, en Sicile et chez les habitants
de Provence, selon les façons propres à chacun. 1
Le jeune Leonardo vit alors aux côtés de son père dans un milieu marchand, habitué aux affaires, et donc aux calculs. C’est vraisemblablement
à Béjaïa qu’il entre pour la première fois en contact avec l’héritage mathématique des Pays de l’Islam. Cela suppose évidemment qu’il était en
mesure de suivre et de comprendre cet enseignement. Son niveau d’éducation à son arrivée à Béjaïa est difficile à évaluer, mais son père, étant
1. L. Pisano (Fibonacci), Liber abaci, éd. Baldassarre Boncompagni, Rome, 1857, 1.
Bollettino di Storia delle Scienze Matematiche · Vol. XXIII · (2003) · Fasc. 2
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données ses fonctions de scriba, 2 est quelqu’un qui possède une certaine
éducation, qui sait lire et écrire, et bien sûr compter. Il est vraisemblable
que Leonardo a reçu sa première éducation dans ce milieu, d’abord à Pise
peut-être, puis à Béjaïa. Il a certainement appris alors à se servir de
l’abaque, que les jeunes fils de marchands commençaient à manipuler
vers l’âge de 11 ans. 3 Mais il est peu probable que sa formation mathématique initiale soit allée plus loin. Certes, des traductions latines ou des
adaptations des ouvrages d’al-Khwarizmi ont été faites au XIIe siècle, en
Péninsule ibérique, 4 mais il est peu probable que Leonardo en ait eu
connaissance avant de venir à Béjaïa. C’est donc dans ce port qu’il entre
véritablement en contact avec l’héritage mathématique des Pays de l’Islam. Cela suppose qu’il était en mesure de suivre et de comprendre un
enseignement en arabe, à moins d’imaginer un interprète, ce qui est assez
improbable. Il n’y a d’ailleurs pas lieu de s’en étonner: les archives de Pise
conservent des lettres du début du XIIIe siècle écrites en arabe par des
marchands ifrîqiyens à leurs partenaires pisans. 5 Ces lettres montrent que
les destinataires des lettres étaient capables de les lire ou de les faire lire,
mais soulignent surtout la très grande proximité et même l’amitié qui
liaient marchands ifrîqiyens et Pisans à cette époque.
La curiosité et l’intelligence de Leonardo dut faire le reste. Le Liber
Abaci, qu’il écrit au seuil du XIIIe siècle, est notamment le résultat et le
témoignage de ce double apprentissage: un mirabili magisterio (enseignement remarquable) reçu à Béjaïa, mais également lors de ses voyages en
Méditerranée, 6 et une expérience de fils de marchand qui lui permit de
saisir les applications pratiques de son nouveau savoir, ou du moins de
formuler ce dernier en recourrant à des exemples puisés dans le monde
du grand négoce international.
A Béjaïa, le jeune Leonardo vit dans un milieu commerçant extrêmement dynamique, qui l’a rendu sans doute particulièrement sensible à ce
que la tradition mathématique arabe pouvait apporter dans le domaine
des transactions. Le Liber Abaci est, du moins dans sa première partie, le
témoignage de ce double apprentissage, qui apparaît notamment dans les
problèmes abordés et les exemples choisis à l’appui des démonstrations.
2. Cette fonction n’est pas bien définie. Elle précède celle du consul, qui apparaît un peu plus
tard dans les ports maghrébins, et doit en avoir certaines des attributions. Le scriba avait donc
vraisemblablement des tâches administratives à la tête de la communauté pisane à Bougie.
3. Sur l’éducation des marchands, cfr. A. Sapori, Mercatores, Milan, 1941.
4. J. Vernet, Ce que la culture doit aux Arabes d’Espagne, 1978, trad. fr. Paris, 1985, 135- 9.
5. M. Amari, Diplomi arabi del R. Archivio fiorentino, Florence 1863, 31 ss.
6. Il affirme, dans la première page de son Liber Abaci, avoir puisé sa science au cours de ses
voyages en Egypte, Syrie (sans doute dans les Etats latins), Grèce (c’est-à-dire dans l’empire
byzantin, et vraisemblablement à Constantinople), Sicile et Provence. Liber Abaci, op. cit., 1.
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2. Béjaïa, un port actif du commerce méditerranéen
à la fin du XII e siècle
De nos jours, Béjaïa fait partie du Maghreb central. C’est la capitale du pays des Banû
Hammad. Les vaisseaux y abordent, les caravanes s’y rendent, les marchandises y
sont acheminées par terre et par mer […]. Les marchands de cette ville sont en
relation avec ceux du Maghreb occidental, ainsi qu’avec ceux du Sahara et de
l’Orient. 7
C’est ainsi qu’al-Idrîsî, géographe attitré du Roi Normand Roger II de
Sicile souligne, au milieu du XIIe siècle la place de Béjaïa dans les réseaux
terrestres et maritimes.
Lorsque Leonardo Fibonacci arrive à Béjaïa avec son père, vers la fin
du XIIe siècle, 8 la ville est en effet un des ports les plus actifs du Maghreb.
Fondé par l’émir hammadide al-Nâsir en 1067, il bénéficie d’une situation
excellente dans le Maghreb central, au débouché de la vallée de la Soummam qui le met en relation avec l’arrière-pays et, au-delà, avec les routes
sahariennes qui mènent au pays de l’or. Avant même la fondation d’une
nouvelle ville pour compléter, puis remplacer la Qal‘a des Banû Hammad, le mouillage est fréquenté par des marins et marchands andalous,
comme le montre le témoignage d’al-Barkî. 9
Mais c’est l’arrivée de la cour hammadide et le développement des
infrastructures portuaires entre la fin du XIe et le XIIe siècle qui font de
la ville un des principaux pôles politiques, économiques, intellectuels et
religieux de la région. 10 Le passage, à partir de 1152, sous la domination
almohade, renforce cette place, malgré la perte de l’indépendance politique. La ville devient alors le siège d’un gouverneur almohade, est
intégrée dans un vaste ensemble qui court d’al-Andalus à l’Ifrîqiya, et se
7. Idrîsî, trad. du chevalier Jaubert, revue par A. Nef, La première géographie de l’Occident, Paris
1999, 165.
8. La date de son séjour est difficile à déterminer, puisque Fibonacci lui-même ne donne aucune
précision sur la question. On considère généralement que notre mathématicien est né entre 1170
et 1180 (E. Giusti, Matematica e commercio nel Liber Abaci, in Un Ponte sul Mediterraneo. Leonardo
Pisano, la scienza araba e la rinascita della matematica in Occidente, Pisa 2002, 60), et il affirme être
venu enfant (puer) à Bougie, soit entre 7 et 12 ans. Très vraisemblablement la venue de Leonardo
à Bougie se situe vers la fin des années 1180 ou au début des années 1190, une fois passée la crise
provoquée dans la ville par la conquête des Banû Ghâniya venus de Majorque reconquérir l’ancien
empire almoravide (cfr. A. Bel, Les Benou Ghânya, derniers représentants de l’empire almoravide et leur
lutte contre l’empire almohade, 1903). Les actes des notaires génois, qui permettent de suivre avec
plus de précision l’évolution des échanges avec Bougie, montrent par ailleurs que les affaires ne
reprennent véritablement qu’en 1191, une fois passées les tensions liées à la troisième croisade
(D. Valérian, Bougie, port maghrébin, 1067-1510, Thèse de l’université Paris I 2000, 559-65). Leonardo aurait alors entre dix et quinze ans, ce qui correspond assez bien à son témoignage.
9. Al-Bakrî, Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik, éd. et trad. Mac Guckin de Slane, Description de
l’Afrique septentrionale, Alger, 1911-3, rééd Paris, 1965, 166-7.
10. Cfr. R. Bourouiba, Les H’ammadites, Alger 1984; A. Amara, Pouvoir, économie et société dans
le Maghreb hammadide (395/1004 – 547/1152), thèse de l’université Paris I 2002.
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trouve sur le principal axe de circulation de l’empire. Elle devient un
centre de savoir et d’enseignement qu’illustre, à la fin de la période
hammadide, la rencontre entre le mahdî almohade Ibn Tûmart et celui
qui devint son premier successeur ‘Abd al-Mu’min. 11 L’activité scientifique y est alors intense, et couvre notamment le champs des mathématiques. 12
Le port accueille à cette époque des Italiens venus en grande partie de
Pise, qui a très tôt entretenu des relations privilégiées avec les souverains
musulmans, au Maghreb comme en Orient. 13 Mais on trouve également
des Génois et des Vénitiens, peut-être également des marchands d’Italie
méridionale et de Sicile, bien que ces derniers soient mal documentés. 14
Très tôt des traités de paix et de commerce ont été signés entre Pise et
les Almohades: en 1166, 15 puis à nouveau en 1186, ce dernier texte citant
Béjaïa parmi les ports où les Pisans peuvent venir commercer. 16 Ces
accords facilitent la venue des marchands latins, en leur offrant des conditions d’accueil leur permettant de développer leurs affaires et de faciliter leur séjour, et des tarifs douaniers favorables.
C’est donc dans la seconde moitié du XIIe siècle que les échanges
commerciaux avec l’Europe du sud prennent de l’ampleur. En dépit de
crises passagères, cette prospérité dure jusqu’aux années 1310-1320. Elle
profite de la stabilité politique de l’empire almohade au Maghreb, mais
aussi du grand dynamisme économique de l’Europe, en particulier des
grands ports italiens. Les marchands les plus actifs à Béjaïa à cette époque
sont les Pisans et, dans une moindre mesure sans doute, les Génois. La
destruction de la quasi-totalité des archives de Pise du XIIe et du XIIIe
siècle ne permet pas de suivre l’évolution des échanges avec précision,
mais plusieurs indices montrent une présence très forte au Maghreb,
comme du reste dans l’ensemble du monde musulman, jusqu’à la fin du
11. Al-Baydhaq, Kitâb akhbâr al-Mahdî Ibn Tûmart, éd. et trad. Evariste Lévi-Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, fragments inédits du “Legajo” 1999 du fond arabe de l’Escurial, Paris,
1928, 82 -3.
12. D. Urvoy, La structuration du monde des ulémas à Bougie au VIIe/XIIIe siècle, «Studia Islamica», XLIII (1976), 93; D. Aïssani et al., Les mathématiques à Bougie médiéval et Fibonacci, in
Leonardo Fibonacci. Il tempo, le opere, l’eredità scientifica, dir. M. Morelli et M. Tangheroni, Pise,
1994, 67-82.
13. M. Tangheroni, Fibonacci, Pisa e il Mediterraneo, in Leonardo Fibonacci. Il tempo, le opere,
l’eredità scientifica, dir. M. Morelli et M. Tangheroni, Pise, 1994, 15-34.
14. Valérian, Bougie, port maghrébin, op. cit., 560-5.
15. B. Marangone, Annales Pisani, éd. M. Lupo Gentile, Rerum italicarum, scriptores 2, VI, 2, 40.
16. Texte arabe et trad. italienne dans Amari, Diplomi arabi, op. cit., 17-22. Sur ces accords, voir
O. Banti, I trattati tra Pisa e Tunisi dal XI al XIV secolo. Lineamenti di storia dei rapporti tra Pisa e il
Maghreb, in L’italia ed i paesi mediterranei. Vie di communicazione, scambi commerciali e culturali al
tempo delle repubbliche maritime, Pise, 1988, 43-56.
mathématiques, commerce et société à béjaïa
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XIIIe siècle. 17 Les actes notariés génois permettent cependant de se faire
une idée de l’importance relative de Béjaïa dans ce grand commerce
méditerranéen. En 1191, date à laquelle Fibonacci est vraisemblablement
présent dans la ville, un quart des investissements génois se font à destination du Maghreb et, parmi eux, 20% à destination de Béjaïa. 18
Ces mêmes documents génois, mais aussi quelques documents pisans,
montrent les produits échangés dans le port de Béjaïa. A l’importation,
les textiles dominent incontestablement. Sur 202 documents génois des
XIIe et XIIIe siècles faisant apparaître des produits, 91 concernent des
investissements en textiles. 19 Béjaïa reçoit donc des tissus provenant de
toutes les régions productrices du monde chrétien, et sans doute également du Dâr al-Islâm. Mais on peut aussi trouver, en quantité moins
importante, des achats de matières premières textiles comme du lin ou
du coton. A l’exportation, on trouve principalement des produits liés aux
activités d’élevage, qui sont alors développées dans l’arrière-pays de
Béjaïa. 20 Cela s’explique par la demande des industries textiles et du cuir,
très dynamiques en Europe. Les laines, en particulier, sont exportées en
masse jusqu’au XIVe siècle, comme le montrent bien les très nombreuses
ventes de «laines de Bougie» sur le marché génois au XIIIe siècle. 21 De
même, l’exportation des cuirs a été dès le début un des secteurs clés du
commerce de Béjaïa. En 1181, la douane du port interdit aux pisans
d’exporter des cuirs ou des basanes s’ils ne disposent pas d’un capital de
500 dinars comme caution pour l’exercice de leur commerce, ce qui
provoque une protestation des autorités pisanes. 22 Le plus souvent, il
s’agissait de peaux d’agneaux. On trouve dans la documentation européenne la mention de «bogett», dont l’étymologie renvoie à Bugia, le
nom latin de la ville au Moyen Age, et qui désigne toujours des cuirs
d’agneaux. On trouve aussi les termes de bogget, bugeye, bougie, budge,
budye. Ce terme désignait au départ des cuirs d’agneaux importés de
Béjaïa, et finit par désigner un type de cuir sans référence à son origine
réelle. 23 Toujours en relation avec les industries européennes, on trouve
17. Cfr. D. Valérian, Gênes et Pise: une concurrence pour le marché bougiote, in Actes du Colloque
International Béjaïa et sa région à travers les Ages, Béjaïa 1997, à paraître.
18. E. Bach, La Cité de Gênes au XIIe s., Copenhague, 1955, annexes, et Valérian, Bougie, op. cit.,
564.
19. Valérian, Bougie, port maghrébin, op. cit., 317.
20. Ibidem, 354 ss.
21. Ibidem, 357-65.
22. Amari, op. cit., partie arabe, n° 3, 10-3 (1/7/1181). L’interprétation de cette interdiction
n’est pas facile. Sans doute s’agissait-il de lutter contre des marchands peu scrupuleux qui partaient
sans régler leurs achats. Mais ce qu’il importe de relever ici est la grande importance de ce
commerce des cuirs pour les pisans.
23. R. Delort, Le Commerce des fourrures en Occident vers la fin du Moyen Age, Rome, 1975, 88.
14
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parmi les exportations du port, de l’alun, qui servait alors de mordant
dans les opérations de teinture des textiles, et que les Européens allaient
chercher principalement dans le monde musulman avant la découverte
des mines de Phocée en Asie Mineure à la fin du XIIIe siècle. 24 Enfin Béjaïa
exportait de la cire, et les chandelles finirent par prendre, au début du
XIVe siècle, le nom de la ville: bougie. 25
Ces échanges, que nous montrent principalement les actes notariés,
généraient une grande activité dans le port, notamment au moment de
l’arrivée et du départ des navires. Les marchands latins, une fois les
marchandises débarquées, passaient d’abord par la douane, où leurs
biens étaient pesés et mesurés, puis notés dans les registres de la douane
en vue de leur taxation. Puis les marchandises étaient acheminées vers
les fondouks, à la fois entrepôts et lieux de résidence pour les chrétiens
étrangers. 26 Par la suite, les échanges s’effectuaient soit à la douane, soit
au marché (souk). Les ventes se faisaient souvent aux enchères, et les
marchands avaient recours à divers intermédiaires, notamment les drogmans.
Les opérations étaient donc complexes, rendues plus difficiles encore
par les différences qui pouvaient exister entre Pise et Béjaïa, que ce soit
au niveau des poids et mesures, des monnaies, des techniques commerciales. Il fallait donc savoir calculer le prix des marchandises en faisant
jouer des systèmes de référence variés et souvent compliqués. Ainsi les
sommes étaient données, dans les documents, en unités de compte (la
livre pour Pise), mais les transactions se faisaient en utilisant des pièces
de monnaies réelles (en argent ou en or le plus souvent), ou par le
système du troc. Il fallait donc effectuer une double conversion: entre
monnaies de comptes et monnaies réelles d’une part, entre pièces pisanes
et almohades d’autre part, dont la valeur pouvait du reste varier en
fonction des politiques des souverains. Il en allait de même avec les poids
et mesures, qui changeaient d’un port à l’autre, y compris parfois pour
des ports soumis au même souverain.
A partir du XIVe siècle les marchands disposent d’ouvrages, comme la
célèbre Pratica della Mercatura du Florentin Pegolotti, qui leur donnaient
des équivalences. Il est vraisemblable cependant que dans la pratique les
marchands, ou du moins certains d’entre eux, possédaient dès le XIIe
24. C. Cahen, L’alun avant Phocée, «Revue d’histoire économique et sociale», 1963, 433-47.
25. Cette étymologie, globalement acceptée, est donnée dans le dictionnaire Littré (vol. I,
1155), qui cite à l’appui un texte du XIVe siècle.
26. Un fondouk des Pisans est signalé dans le traité de 1234 entre Pise et les Hafsides, mais il
existait sans doute un lieu pour les marchands latins avant cette date.
mathématiques, commerce et société à béjaïa
15
siècle ces connaissances lorsqu’ils se déplaçaient dans les ports du Maghreb. Mais cela ne rendait pas pour autant les calculs aisés. Cette expérience, le jeune Léonardo dut l’acquérir aux côtés de son père ou des
autres Pisans de Béjaïa. Mais les techniques de calcul utilisées jusqu’alors
restaient sommaires, et ne permettaient pas de résoudre facilement les
opérations complexes. L’apport des mathématiques arabes fut dès lors
déterminant.
3. Béjaïa, Centre de transmission méditerranéen
La ville de Bougie a été l’un des centre culturels et scientifiques les plus
dynamiques du Maghreb aux XIIe – XIVe siècles. Le haut niveau des
enseignements mathématiques qui y étaient dispensés est notamment
attesté par le cours d’algèbre supérieure d’al-Qurashi. Ce dernier, qui a
vécu à Bougie vers la fin du XIIe siècle (donc avant le séjour de Fibonacci),
aurait rédigé l’un des meilleurs commentaires du traité d’algèbre du
célèbre mathématicien égyptien Abu Kamil sur les six équations [canoniques]. Or, l’influence d’Abu Kamil (850-930) sur l’oeuvre de Fibonacci
a été soulignée par plusieurs auteurs.
Nous nous proposons dans ce paragraphe de poursuivre le travail
réalisé dans [4], d’une part en complétant les informations données sur
al-Qurashi et en évoquant un savant ayant fait partie du milieu scientifique de Bougie au moment du séjour de Fibonacci. Quant à Ibn Sab‘in,
il est présenté ici en raison de ses rapports avec l’empereur Frédéric II et
de son influence prouvée sur l’œuvre du philosophe catalan Raymond
Lulle (qui a reconstitué à Pise ses discussions avec les savants de Bougie).
3. a. Béjaïa, centre de savoir
Dans [4], nous avons présenté les éléments principaux qui faisaient que
la ville de Béjaïa (Bugia) symbolisait les contacts entre les mondes musulman et chrétien (le contexte politique, relations avec la chrétienté,
transactions commerciales,…). Nous avons énuméré les particularités de
la ville qui ont joué un rôle dans le développement des activités mathématiques et dans le processus de transmission des connaissances à travers
la Méditerranée (présence d’une forte communauté andalouse, essor
exceptionnel du commerce international, très haut niveau des études
religieuses, étape obligée sur la route Espagne – Orient,…). Après avoir
analysé les facteurs à l’origine d’activités mathématiques (facteurs sociaux-économiques et géo-politiques, encouragement des princes,…),
nous avons présenté la structuration du milieu scientifique de la ville, sur
la base de l’ouvrage bio-bibliographique d’al-Ghubrini (1246-1314) ([4],
16
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73), [2]. Le niveau mathématique atteint est cerné à travers la présentation de certains savants versés dans différentes disciplines mathématiques : science du calcul (al-Mansur al-Qal‘i), algèbre (al-Qurashi), astrologie et analyse combinatoire (al-Hirrali), astronomie (Abu l’Hassan ‘Ali),
musique (al-Usuli). La situation de la ville au moment du séjour de
Leonardo Fibonacci est présentée (situation de la ville à la fin du XIIe
siècle, milieu scientifique, lieux d’enseignement, …). Les éléments identifiés de l’influence éventuelle de cette activité mathématique à Bougie
sur l’œuvre de Fibonacci sont alors cernés.
3. b. L’algébriste al-Qurashi (m. 1184)
Depuis le Congrès de Pise de 1994 [4], nos connaissances sur l’algébriste
al-Qurashi (mort en 1184/580h.) ont considérablement évolué. L’analyse
des sources bio-bibliographiques disponibles nous a permis de confirmer
les témoignages relatifs au long séjour bougiote d’al-Qurashi. Ces sources permettent également d’identifier plusieurs maîtres d’al-Qurashi à
Séville. Il est possible de cerner ce qu’avaient été ses études en mathématiques, car il est contemporain de deux éminents érudits de cette ville : le
célèbre métaphysicien Ibn Arabi et le spécialiste en sciences des Héritages
al-Hufi (mort en 1192). De même, ces sources précisent ses qualificatifs :
Imam, Shaykh, Professeur,… et permettent également d’identifier 04
élèves d’al-Qurashi (il est précisé pour certains, par idjaza), dont un
bougiote et un savant ayant été en poste à Bougie (cfr. [5]).
Al-Qurashi est probablement arrivé à Bougie vers 1170. Il y a rencontré
le célèbre jurisconsulte de Séville ‘Abd al-Haq al-Ishbili (mort en 1185).
Les sources précisent qu’il a enseigné à Béjaïa l’algèbre et les sciences des
héritages. Elles donnent les noms de 04 de ses élèves [5]. Son commentaire célèbre a été utilisé au Maghreb jusqu’au XIVe siècle. Ainsi, le
Tlemcénien Al-Uqbani (mort en 1408), qui a été Qadi à Béjaïa, parle de
la méthode d’al-Qurashi et dit qu’il l’a utilisé pour résoudre des problèmes. Ce sont les problèmes destinés à désigner le quatrième ou à résoudre des équations simples [32].
3. c. Un contemporain de Léonardo: Ibn Hammad (1150-1230)
Ibn Hammad (1150-1230), descendant de la famille des princes Hammadites, qualifié par Charles André-Julien de «savant actif et expérimenté», a
fait partie du milieu scientifique de Bougie au moment du séjour de
Léonardo Fibonacci. Dans le schéma présenté dans ([4], p. 73), on peut
constater qu’il figure en bonne place dans la structuration du milieu
scientifique de la ville. Ce personnage a été au milieu du XIXe siècle à
mathématiques, commerce et société à béjaïa
17
l’origine d’une fantastique aventure intellectuelle. On peut s’en rendre
compte en lisant la lettre du géomètre français Eugène Dewulf (18311893), alors Capitaine du Génie à Bugia, adressée au célèbre géomètre
italien Luigi Cremona en 1863. Après avoir posé un problème de mathématique, il lui demande de lui «rendre un service». Il s’agit de prendre
contact avec des orientalistes et de rechercher dans les bibliothèques
italiennes le manuscrit d’Ibn Hammad sur l’histoire de Bougie. Cet ouvrage
n’a pas encore été retrouvé de nos jours.
En effet, Ibn Hammad a rédigé un abrégé d’histoire des fatimides vers
1220. Cependant, l’ouvrage que recherche Dewulf s’intitule « An Nubda
al-Muhtaja Akhbar Sanhadja bi Ifrikiya wa Bidjaya ». Il s’agit de la source la
plus ancienne sur l’histoire de Bougie et du Maghreb. Elle va être utilisée
par plusieurs historiens postérieurs, notamment par le célèbre sociologue Ibn Khaldun (qui séjourna à Bougie en 1352 et en 1365-1366).
C’est en 1864 qu’Eugène Dewulf a été mis en contact avec le grand
orientaliste italien Michele Amari. Ce dernier l’informe que le manuscrit
d’Ibn Hammad n’existe pas en Italie. Rappelons ici qu’Amari a retrouvé
et traduit de nombreux documents (traités, lettres) concernant l’histoire
de Bougie, aussi bien du temps des Almohades que de celui des Hafsides.
Par ailleurs, à l’époque où il publie le supplément de son célèbre Diplomi
arabi, il guide Dewulf dans son apprentissage de l’arabe.
De fait, dans sa lettre du 3 avril 1867, Dewulf écrit (toujours à Cremona),
«qu’il n’est pas impossible que sans sortir de mes études arabes, je vous envoie
quelque travail». Il affirme posséder quelques manuscrits de mathématiques et pense que «quelques uns au moins sont inédits». Il propose ses services
pour les traduire et lui joint une liste de ces manuscrits. Malheureusement, la liste en question, jointe à la lettre du 03 avril, n’a pas été retrouvée
dans les archives. Il est probable que Crémona l’ait transmise au Prince
Baldassare Boncompagni. En effet, Dewulf précise dans cette même lettre
que ce dernier «vous indiquerait volontiers quels sont ceux qui sont inconnus et
qu’il serait, par suite, intéressant de faire connaître». En effet, rappelons ici que
le Prince Boncompagni avait été à l’époque au centre d’une importante
correspondance autour des mathématiques maghrébines.
3. d. Les questions siciliennes à Ibn Sab‘in
Le deuxième personnage que nous aimerions évoquer est Ibn Sab‘in
(Murcie 1217 – Béjaïa 1270). Philosophe et Soufi, Ibn Sab‘in est célèbre
pour avoir répondu aux questions philosophiques que l’empereur Frederic II de Hohenstaufen avait adressées au Sultan almohade Abd al-Wahid
al-Rashid [2], [8].
18
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L’isnad de la méthode d’Ibn Sab‘in (Tariqa Sab‘iniyya) est donné par ashShushtari dans l’une de ses Kasida. Il montre l’imbrication de deux cultures grecque et musulmane, telle que l’acceptaient les adeptes d’Ibn
Sab‘in . On y voit figurer entre autre transmetteurs, Platon, Aristote,
Alexandre le Grand, al-Hajjaj, Abu Madyan,… Il semble que son cours
ait eu un grand succès à Bougie [2].
Ibn Sab‘in n’apparaît pas dans la structuration du milieu scientifique
présentée précédemment (cfr. [4], 73). Néanmoins, il a exprimé son
admiration pour Ibn Rabi‘ (mort en 1277/675h.), qui était versé en mathématiques et en sciences des héritages. En ce qui concerne sa production, rappelons que les travaux du Professeur Lohr ont montré que, à
partir de 1303, dans son effort pour constituer ce qu’il appelle «Nouvelle
Logique», le célèbre philosophe Catalan Raymond Lulle a intégré définitivement les principaux éléments de la partie logique du Budd al-‘Arif
d’Ibn Sab‘in.
Raymond Lulle effectua de nombreux voyages à Bougie. C’est cependant son voyage de 1307 qui va entrer dans l’histoire. En effet, il permet
la seule discussion méthodique («disputation») de Lulle avec un savant
musulman dont il reste un compte rendu.
Nous parlons de cet événement car la nouvelle version de cette «disputatio» a été rédigé ici même à Pise en 1308. Elle était plutôt destinée à
être envoyée au Pape d’Avignon pour servir de base à un projet à la fois
missionnaire et de croisade. La «disputatio» intéresse surtout le philosophe et le théologien par la controverse qui y est développée entre le
Chrétien et le Musulman.
4. Les Transactions dans les mathématiques arabes
La tradition algébrique dans les Pays de l’Islam est bien illustrée par cette
phrase du célèbre sociologue maghrébin Ibn Khaldun:
Le premier qui écrivit sur cette branche des mathématiques est Abu Abd Allah alKhawarizmi, après lequel vint Abu Kamil Chudja Ibn Aslam. On a généralement
suivi la méthode de ce dernier dans cette science, et son traité sur les six problèmes
de l’algèbre est l’un des meilleurs ouvrages composés sur cette science. L’un des
meilleurs commentaires est celui d’al-Qurashi.
Pour avoir une idée globale de la place des transactions dans les mathématiques arabes (Al-Ma‘amalat - Mathématiques Appliquées à la science
du négoce), on peut se baser sur les travaux de J. Sésiano, S. Lamassé, A.
Djebbar, M. Souissi et E. Laabid, publiés dans les Actes du Congrès
international, «Commerce et Mathématiques du Moyen âge à la renaissance,
autour de la Méditerranée» (Editions C.I.H.S.O., Toulouse, Mars 2001 [37]).
mathématiques, commerce et société à béjaïa
19
4. a. Traités disponibles
Les traités disponibles sont de deux sortes: les ouvrages de Qisma (Consultations juridiques), qui définissent les conditions d’exercice du commerce, et les ouvrages de mathématiques. Ces derniers se répartissent en
trois catégories [12]:
• Les traités dont le titre comprend le mot Mu‘amalat (transactions). C’est par
exemple pour l’orient, le Kitab fi hisab al-mu‘amalat d’Ibn al-Haytham (mort en 1039)
et pour l’occident musulman, le Kitab al-Arkan fi l-Mu‘amalat ‘ala Tariq al-Burhan
d’az-Zahrawi (mort au XIe siècle).
• Les traités ou les manuels de la science du calcul comportant un chapitre particulier dont le titre contient le mot Mu‘amalat (Abu l-Wafa, Ibn Tahir [XIe siècle], Ibn
Thabat [XIIe siècle]. Leur utilité est bien illustrée par cette phrase du célèbre mathématicien marocain Ibn al-Banna’ (mort en 1321): «La connaissance de ce chapitre est
expresse pour les juges, les agents <du fisc> et les négociants».
• Les traités rattachés à la tradition algébrique. On y distingue les écrits exclusivement réservés à des problèmes de transaction (Kitab at-Tara’if fi l-Hisab d’Abu Kamil
[problèmes d’achat de volatiles], et la Risala fi Masa’il at-Talaqi d’Ibn al-Haytham
[problèmes d’achat de bête de somme par plusieurs personnes]) et les traités d’algèbre qui réservent tous une ou plusieurs sections à des problèmes d’application
ayant un lien avec les transactions (Kitab al-Mukhtasar, d’al-Khawarizmi, Kitab al-Jabr
d’Abu Kamil).
4. b. Problèmes traités dans les ouvrages de mathématiques
On distingue trois catégories de problèmes [12]:
I) Problèmes de transactions : achat et vente de produits. Ils sont classés
dans les manuels selon le procédé utilisé pour les quantifier. Il y a ainsi
les produits mesurés en volume (liquides, céréales), en poids (minerais), en grandeur, c’est à dire en longueur ou en surface (tissus brodés),
en temps (remplissage de bassins) et en nombre (impôt sur les arbres).
II) Problèmes en relation avec le commerce : conversion, change, bénéfice. Ils concernent le travail salarié, les problèmes de conversion concernant les métaux précieux et, surtout, les monnaies (argent et or) dont la
teneur variait suivant les régions et les époques. Dans cette catégorie, il
y a le change licite, entre des monnaies de métaux différents et le change
illicite entre deux monnaies d’un même métal. Il y a enfin les problèmes
de bénéfices qui se répartissent eux-mêmes en deux catégories: les problèmes individuels et les profits et les pertes à répartir entre plusieurs
personnes dans le cadre d’un contrat d’association.
III) Problèmes imaginaires: problèmes de rencontres (achat d’une bête,
bourse trouvée), problèmes de volatiles, problèmes de bénéfices. A ce
niveau, il est nécessaire de détailler ces types de problèmes:
20
djamil aissani · dominique valerian
• Problèmes de rencontre: Il s’agit de plusieurs personnes qui se rencontrent dans
un marché et qui veulent acheter un produit ou une bête de somme (les versions
les plus courantes sont celles qui concernent l’achat d’une monture. Mais parfois,
il s’agit d’un habit ou d’une bourse trouvée), chacun demandant aux autres de
compléter son capital en lui ajoutant une fraction du leur afin qu’il puisse réaliser
l’achat.
• Problèmes de volatiles. Cela consiste à acheter avec une somme donnée un
nombre total donné de volatiles d’espèces diverses, connaissant le prix à l’unité de
chaque espèce.
• Problème de bénéfices: il n’existe qu’un seul type d’énoncé avec des variantes
dans les coefficients et dans la formulation. Il s’agit d’une suite d’investissements de
capital, de prises de bénéfice et de distributions d’une fraction de ce bénéfice,
l’opération aboutissant toujours à la faillite du commerçant. L’intérêt de cet exercice
n’est pas dans son contenu mathématique. Il est d’abord dans le fait qu’il est ancien,
puisqu’on le trouve déjà chez Abu Kamil (Kitab al-Jabr, fol. 108a). Il a également
servi à illustrer des notions ou des démarches nouvelles. En Andalus et au Maghreb,
cet exercice va permettre au zéro d’intervenir «physiquement» dans une équation
alors que, jusque là, il était complètement occulté.
4. c. Procédés de résolution des problèmes
I) Problèmes de transactions:
- Règle des quatre grandeurs proportionnelles;
- Procédés donnant les pertes ou les bénéfices cumulés (sans justification);
- Traitement par l’algèbre (Abu Kamil).
II) Problèmes des volatiles, des rencontres et de bénéfice:
- démarche arithmétique ancienne (méthode de double fausse position);
- démarche algébrique (nouvelle démarche de résolution).
4. d. Abu Kamil et le traitement des problèmes par l’algèbre (Kitab al-Jabr)
Dans l’ouvrage d’Abu Kamil, on constate que quatre problèmes de transactions sont posés. Les inconnues sont appelées chose, dinars, dirhams,
fals,…
Le problème est posé en termes d’équations et est résolu pas à pas par
«substitution». Abu Kamil a simplifié la méthode classique en introduisant une inconnue auxiliaire, la somme des inconnues du problème et à
exprimer, en fonction de cette somme et de la première inconnue, toutes
les autres.
Quant aux problèmes de volatiles, ils ont nécessité la mise en évidence
de démarches nouvelles.
4. e. Commerce et Partage proportionnel (al-Muhasat)
Dans la tradition mathématique maghrébine, al-Muhasat est un type de
mathématiques, commerce et société à béjaïa
21
division spécifié par un algorithme spécial. Cet algorithme est basé sur
la propriété des quatre nombres proportionnels. Il n’apparaît pas en tant
que technique spécifique dans les ouvrages d’al-Hassar (XIIe siècle), alKamil fi Sinfat al-‘Adad.
Cette technique (le partage proportionnel) a été appliquée pour la
résolution de certains problèmes liés à la gestion de la cité islamique
(problèmes de compagnie ou de société, problèmes de partages successoraux, problèmes de transactions, problèmes de testaments). Elle nécessite notamment la mise en œuvre de certains concepts mathématiques:
- les opérations élémentaires (appliqués sur les entiers et les fractions): addition,
soustraction, multiplication, division, dénomination;
- la recherche des diviseurs communs; la recherche du ppcm de plusieurs nombres ;
la propriété des quatre grandeurs proportionnelles.
E. Laabid a montré comment appliquer cette technique aux problèmes
d’héritage [37]. Illustré par un exemple extrait d’un célèbre ouvrage du
XIIe siècle, connu dans la tradition par Mukhtasar al-Hufi [L’Abrégé]. Il
s’agit du traité d’al-Hufi (mort en 1198), spécialiste des héritages ayant
vécu à Séville (Andalusie) au XIIe siècle. Le Mukhtasar a eu une grande
influence sur l’enseignement des héritages au Maghreb durant tout le
Moyen âge (cfr. [2]).
Remarquons ici que si mathématiquement le partage proportionnel
paraît comme une simple application de la «règle de trois», son traitement comme chapitre à part entière dans la tradition mathématique
maghrébine répond à un souci pédagogique.
4. f. Le Liber Mahamelet- Algorismus (Johannes Hispalensis)
Parmi les premiers ouvrages produits en Andalousie après la période
des traductions, on constate une fidélité aux principes de l’époque
d’Abu Kamil [30]. La résolution de chaque nouveau type de problème
y prend généralement trois aspects séparés: une formule toute faite que
l’on peut se contenter d’appliquer; une résolution géométrique qui
montre que cette formule peut être établie par la géométrie d’Euclide;
enfin une résolution algébrique. L’influence d’Abu Kamil apparaît aussi
de la disposition et de la forme: comme chez Abu Kamil, le Liber
Mahamelet se termine par des problèmes de nature récréative ou des
systèmes linéaires à plusieurs équations; comme chez Abu Kamil aussi,
tout est exprimé en mots, les quantités numériques aussi. Les deux
innovations d’Abu Kamil (justification de la résolution géométrique et
solutions irrationnelles) sont donc transmises dans cette première algèbre de l’Europe [30].
22
djamil aissani · dominique valerian
5. Le L IBER A BACI
Le Liber Abaci, écrit dans sa version définitive en 1228 par Leonardo
Fibonacci, est un vaste ouvrage exposant en quinze chapitres l’arithmétique et l’algèbre, ainsi que la résolution de quantité de problèmes qui
sont, soit des applications à la science du négoce, soit aussi récréatifs ou
du moins représentent des situations trop insolites pour être réelles. Ce
que Leonardo appelle abacus est ce que Johannes nomme Mahamelet.
Selon Jacques Sésiano, «la différence entre eux ne vient pas du sujet, mais des
sources».
Concernant ce célèbre ouvrage, il est nécessaire de souligner les points
suivants:
5. a. Nécessité de sa parution
Les marchands italiens, dont les liens commerciaux avec le monde méditerranéen allaient croissant, avaient le plus urgent besoin d’une connaissance des mathématiques commerciales utilisant les diverses monnaies alors en usage.
5. b. Méthodes de preuve et sources
Alors que Roshdi Rashed a analysé les méthodes de preuve dans le Liber
Abaci [26], André Allard lui s’est interrogé sur les sources arithmétiques
et le calcul indien dans cet ouvrage. Il a notamment montré avec quelle
intelligence Fibonacci avait su utiliser ses sources [6]:
- faciliter la lecture des grands nombres par l’emploi d’arcs, séparant de trois en trois
les séries de milliers;
- la manière de réaliser les opérations les plus simples, comme l’addition ou la
soustraction, constituent l’aboutissement d’une évolution qui occupa la seconde
moitié du XIIe siècle et qui rendit systématique par exemple, le début d’une soustraction par la droite et non plus par la gauche des nombres entiers ou fractionnaires,
comme dans les œuvres arabes et les versions latines les plus anciennes.
- autre procédé de multiplication dit (en forme d’échiquier) et «particulièrement adapté
aux grands nombres».
5. c. L’apport du Liber Abaci
Ce sont les systèmes linéaires qui marqueront l’influence de Leonardo
Fibonacci au Moyen âge [30]. La résolution de ces systèmes linéaires,
déterminés ou non, où les inconnues représentent des grandeurs concrètes (le plus fréquemment des sommes d’argent) occupe une partie considérable du Liber Abaci. La présentation comme la résolution de ces
mathématiques, commerce et société à béjaïa
23
systèmes est parfaitement organisée: Leonardo les classe en types, auxquels correspond une formule générale de résolution. Or cette formule
est obtenue, exactement comme le faisaient les anciens, en complétant
les équations en sorte d’y faire apparaître la somme des inconnues et les
données. La connaissance de l’établissement de cette formule générale
est que Leonardo peut se permettre de choisir en pleine conscience des
données faisant prendre à l’une ou à l’autre des inconnues une valeur
négative. Il ne s’agit alors plus de grandeurs soustraites, dont la présence
dans les calculs est aussi ancienne que l’algèbre, mais de quantités véritablement négatives, puisque sur elles ne s’applique plus aucune opération. Jacques Sésiano considère que l’innovation ici est qu’il conserve la
résolution qui l’a fait apparaître et cherche un moyen d’interpréter cette
solution négative comme une quantité positive que l’on devra soustraire
dans les équations proposées. Cette distinction n’est pas futile: en montrant qu’un résultat négatif peut avoir un sens dans une situation réelle,
Léonard ouvre la voie à l’acceptation de nombres négatifs. L’une de ces
catégories de problèmes est appelée «découverte d’une bourse» [30].
5. d. Le Liber Abaci et les traductions du XIIe siècle en Espagne
Les trois formes bien connues de calcul au Moyen âge (calcul digital,
l’abaque, calcul par des jetons et la méthode de calcul par les chiffres indoarabes) amènent au problème de l’apprentissage en Occident, à partir du
milieu du XIIe siècle, du calcul algorismique issu directement des premières traductions de textes arabes qui suivirent de quelques années en
Espagne la Reconquista. Les rapports de ces textes avec l’œuvre de Fibonacci nécessitent cependant quelques considérations préalables.
5. e. Le Liber Abaci et l’Histoire des exercices (signe d’une époque)
L’idée de S. Lamassé est d’effectuer une comparaison des énoncés et
solutions entre eux, autour de la «règle de la compagnie» [20]. Celle ci
apparaît être à priori, une des règles les plus proches des marchands avec
celle de «barate», c’est-à-dire de troc.
Pour réaliser un inventaire des sources utilisables, l’auteur part du Liber
Abaci. Ainsi, en 1202, sur les 379 exercices que contient cet ouvrage, 12
portent sur les sociétés composées de deux, trois ou quatre hommes (voir
le chapitre X, Incipit capitulum decimum de societabus factis inter consocios
dans l’édition de B. Boncompagni, Scritti di Leonardo Pisano [13], 146-142).
Les exercices se distinguent dans l’architecture du livre avec d’autres
calculs de répartition, comme XII, 4: «Capituli de inventione bursarum», 212
-228. Ces derniers sont issus d’un autre héritage, déjà présent chez Al-
24
djamil aissani · dominique valerian
cium. Il s’agit dans tous ces exercices de calculer soit le gain réalisé par
les hommes, soit sa répartition entre eux. L’enjeu de ces problèmes tient
dans la manipulation des nombres et des fractions.
6. L’application des mathématiques
au commerce dans le Liber Abaci
Il n’est pas aisé, dans le Liber Abaci, de faire la part de ce qui a été appris
à Béjaïa et dans d’autres lieux, notamment à Constantinople, mais aussi
en Syrie et en Egypte ou en Sicile. Les premiers chapitres du livre montrent cependant l’importance de son expérience des milieux marchands
et marins de Béjaïa dans la formulation de son savoir mathématique.
L’apport du Liber Abaci à l’Occident latin, on le sait, réside moins dans
l’introduction des chiffres arabes, qui sont déjà connus depuis le Xe siècle,
que dans la présentation des méthodes arithmétiques dites de «calcul
indien» qui utilisent les neufs chiffres et le zéro, ainsi que des méthodes
algébriques. 27 Or dans la première partie de l’ouvrage, les explications et
démonstrations de Fibonacci s’appuient constamment sur des exemples
et des problèmes qui renvoient aux activités quotidiennes de ces marchands et marins : problèmes de changes, de poids et mesures, de charges
de navires, de calculs de prix, etc. De même, les produits qui apparaissent
dans cette première partie sont le plus souvent ceux que l’on trouve sur
le marché bougiote, comme les cuirs ou les laines. Le Liber Abaci ne doit
pas être considéré pour autant comme un simple manuel de recettes
pratiques pour marchands. 28 Enrico Giusti note avec raison que dans les
chapitres consacré à la résolution des problèmes commerciaux, c’est une
logique mathématique, et non pas pratique, que suit Fibonacci pour
élaborer son plan. 29 Du reste, l’influence du Liber Abaci sur les pratiques
commerciales se diffusa relativement lentement, et il faut attendre le
XIVe siècle pour que l’on trouve, notamment dans les manuels de commerce, des éléments de mathématiques commerciales hérités de Fibonacci. Mais ce qui frappe en revanche, c’est l’influence de la culture
marchande du jeune Leonardo dans la formulation de son savoir. Cela
est tout particulièrement net dans les exemples qu’il utilise dans les
chapitres 8 à 11, inspirés par les problèmes quotidiens des marchands
qu’il a pu observer à Béjaïa. 30
27. D. Jacquart, Les voies de la transmission culturelle, in Islam et monde latin, Paris, 2000, 110.
28. E. Giusti, Matematica e commercio nel Liber Abaci, in Un Ponte sul Mediterraneo. Leonardo
Pisano, la scienza araba e la rinascita della matematica in Occidente, Pise, 2002, 112.
29. Ibidem, 89.
30. Plus on avance dans le livre, plus les problèmes se complexifient et moins les références
au monde du négoce sont pertinentes.
mathématiques, commerce et société à béjaïa
25
Les difficultés rencontrées par ces marchands dans leurs comptes ne
pouvait échapper au jeune Fibonacci. L’usage des chiffres romains rendait impossible toute opération un peu complexe. Le maniement de
l’abaque ainsi que le comput digital palliaient ces difficultés et il n’est pas
douteux que les marchands avaient une grande habitude de ces deux
systèmes. 31 Ces derniers avaient cependant leurs limites, lorsque l’on
abordait des questions plus complexes. La raison du succès dans les
milieux marchands de l’ouvrage de Fibonacci, ou plutôt des nombreux
livres de l’abaque qui apparaissent à partir du XIVe et au XVe siècle et s’en
inspirent largement, tient dans l’usage qui pouvait être fait de ces connaissances mathématiques dans l’exercice de leurs activités. 32
Les premières pages du Liber Abaci sont consacrées à l’exposé des
chiffres arabes et des opérations simples qu’ils permettent de réaliser. 33
La nouveauté réside en effet dans les possibilités de calculs qu’offrent la
numérotation de position et l’usage du zéro qui en est la clé. Celle-ci
permet de poser des opérations par écrit, en assignant à chaque chiffre
une valeur en fonction de sa position dans le nombre.
Les connaissances que Léonardo acquiert auprès de son maître bougiote sont non seulement assimilées, mais immédiatement reformulées en
latin et avec des exemples correspondant à son milieu, celui des marchands. Or ces besoins sont multiples, dans un monde méditerranéen qui
est en train de s’ouvrir plus largement et où le volume des échanges,
comme le trafic maritime, ne cessent de croître. Les exemples que prend
Fibonacci pour exposer les règles arithmétiques sont alors le reflet de ce
monde méditerranéen qu’il a connu d’abord à Pise, puis à Béjaïa, avant
d’effectuer un véritable tour de la Méditerranée. Un monde d’échanges
intenses entre des espaces économiques jusque là en partie cloisonnés,
que les marchands contribuent à unifier. Le spectacle que pouvait offrir
au jeune Leonardo l’activité fébrile du port de Béjaïa se révèle, derrière
l’aridité des démonstrations mathématiques, dans son Liber Abaci.
Ces exemples concrets utilisés par Fibonacci nous font entrer tout
d’abord au cœur des pratiques d’échanges commerciaux. Le livre commence par des opérations simples, de calcul de prix en fonction du prix
unitaire et des quantités vendues. Les exemples qu’il utilise sont tous liés
31. Cfr. A. Aelfoedi-Rosenbaum, «the fingercalculus in antiquity and the Middle ages», Frühmittelalterliche Studien, V, 1971, 1-10; J. G. Lemoine, Les anciens procédés de calcul sur les doigts en
Orient et en Occident, «Revue des Etudes islamiques», 6, 1932, 1-60.
32. Cfr. R. Franci, L. Toti Rigatelli, Introduzione all’aritmetica mercantile del medioevo e del
Rinascimento, Sienne, 1982, 27-28. Ces connaissances étaient d’ailleurs parfois intégrées dans des
manuels de marchands, qui donnaient par ailleurs des indications pratiques sur les prix, les
systèmes de mesures, les produits disponibles sur les différents marchés, etc.
33. Liber Abaci, 2 ss.
26
djamil aissani · dominique valerian
aux marchandises qui circulent dans les ports maghrébins, et tout particulièrement Béjaïa. Les plus fréquemment cités sont les cuirs et les becunias (peaux de chèvres), 34 qui sont vendus par centaines. 35 Cela correspond bien à la structure des exportations du port, où les cuirs et les laines
prédominent très tôt. Ainsi en 1180, des marchands génois louent un
navire pour aller chercher des becunias à Béjaïa, et prévoient un chargement de près de 500 cantares, soit environ près de 23 tonnes. 36 Voici un
exemple parmi d’autres donnés par Fibonacci: 100 becunias valent 42
besants et ¾. Combien valent alors 21 becunias? Il faut multiplier 42 par
4, ajouter 3, ce qui fait 171. On multiplie par 21 et on divise par 100, ce
qui donne 359 besants et 1/10. 37 Ces calculs, au demeurant simples en
apparence, font intervenir le prix unitaire, la quantité, et l’unité choisie
(ici la centaine de becunias), avec des calculs de fractions et des divisions. 38
Mais on trouve dans le Liber Abaci également d’autres produits présents
sur le marché bougiote, que ce soit à l’importation ou l’exportation,
comme les draps, 39 les futaines, 40 le fromage pisan, 41 importés d’Europe
le plus souvent, des produits d’Orient comme les épices (poivre, 42 safran, 43 noix de muscade), 44 le coton, 45 le lin, 46 les céréales (froment notamment), 47 l’huile, 48 le sucre, 49 l’alun 50 enfin, qui était exporté de Béjaïa.
Tous ces produits font l’objet de transactions qui font intervenir des
calculs. Il est question de ventes, mais aussi de troc. Celui-ci était en effet
souvent pratiqué, 51 et nécessitait des calculs plus complexes intégrant la
valeur de chaque produit. Il fait l’objet d’un chapitre entier dans le Liber. 52
34. Le mot becunia dans les documents latins, pose cependant problème. Il est compris, selon
les historiens, soit comme une peau fine avec sa toison, soit comme une peau de chèvre.
35. Par exemple Liber Abaci, 83.
36. Archivio di Stato di Genova, notai ignoti, busta 1, doc. 1, doc. 10 (14/3/1180). Le contrat
prévoit 481 cantares, et le cantare génois équivaut à environ 47,65 kg.
37. Liber Abaci, 93.
38. Autre exemple : si 100 cuirs valent 83 livres 3/5e et 1/9e, combien valent 32 cuirs ? Ibidem, 88.
39. Ibidem, 89.
40. Ibidem, 113. Une balle de futaines, qui contient 40 pièces, est vendue pour 37 livres. La
question est alors de savoir combien vaut une pièce.
41. Ibidem, 90-1.
42. Très nombreux cas. Par exemple 99, 119.
43. Ibidem, 93, 120.
44. Ibidem, 93.
45. Par exemple 117.
46. Ibidem, 118 (échange de lin contre du poivre).
47. Ibidem, 135.
48. Ibidem, 83.
49. Ibidem, 117.
50. Ibidem, 117.
51. E. Ashtor, Pagamento in contanti e baratto nel commercio italiano d’Oltremare (secoli XIV-XVI),
in Storia d’Italia. Annali 6: Economia naturale, economia monetaria, Turin, 1983, 363-96.
52. Le chapitre 9, 118 ss.
mathématiques, commerce et société à béjaïa
27
Parmi les exemples, on peut citer le suivant: si 20 brachia de draps valent
3 livres de Pise, et 42 rotoli de coton valent 5 livres, combien a-t-on de rotoli
de coton pour 50 brachia de draps 53 ?
De même, Fibonacci montre les applications possibles de l’arithmétique aux contrats d’association commerciale, tels qu’ils étaient pratiqués
alors, principalement les commandes et surtout les sociétés, 54 qui supposaient le partage des bénéfices à l’issue du voyage. 55 Dans toutes ces
opérations, les nouvelles méthodes de calcul apportaient rapidité et une
plus grande sûreté des résultats.
Fibonacci s’intéresse aussi à la question du transport maritime des marchandises. Les navires de l’époque, le plus souvent des naves, rondes et à
voiles, devaient souvent affronter des conditions difficiles de navigation. Il
était alors indispensable de bien répartir les charges, donc de calculer le
poids respectif des marchandises. Cela donne lieu à une série de problèmes.
Il donne l’exemple d’un navire qui charge dans le Garb (Maroc actuel) des
cuirs et de l’alun. L’alun, matière minérale lourde, était mise au fond des
cales, et permettait de lester le navire. Le chargement du navire devait tenir
compte du fait que un cantare d’alun pesait autant que deux cantares de
cuirs. 56 De même, pour un chargement à Béjaïa ou Ceuta, deux cantares
de becunias équivalent à trois cantares de cuirs, plus légers. 57 Sans doute,
là encore, les capitaines de navires n’avaient pas attendu le livre de Fibonacci pour savoir équilibrer les charges de leurs bateaux. Mais Fibonacci
permet de sortir d’un certain empirisme, et peut-être de gagner du temps
dans les chargements, ou encore de mieux prévoir ce qu’un bâtiment était
à même de transporter. L’avantage était sans doute réel, car les saisons de
navigation étaient relativement courtes, et les temps de chargement étaient
limités au maximum, comme le montrent certains contrats de location de
navires qui fixent la durée de chaque escale. C’est cette même nécessité de
maîtriser un temps nécessairement lent des transports, et de faire concorder les contraintes des voyages avec celles des marchés et des contacts
commerciaux, qui pousse sans doute Fibonacci à proposer des exercices
avec des voyageurs qui ne vont pas à la même vitesse. 58
53. Ibidem, 118. La brachia est une unité de longueur pour les tissus, et vaut environ 0,62 m.
à Pise. Le rotolo est une subdivision du cantare (1/10e).
54. La commande fait intervenir un investisseur et un marchand, alors que la société associe
deux investisseurs, l’un restant sédentaire et l’autre effectuant le voyage et les transactions. C’est
ce second système qui est préféré dans le Liber Abaci, en partie par la complexité qu’il permet
d’apporter aux démonstrations de Fibonacci.
55. Ibidem, 135: deux hommes forment une société. L’un met dans cette société 18 livres d’une
monnaie, l’autre 25 livres; le bénéfice est de 7 livres, qu’il faut se partager.
56. Ibidem, 117.
57. Ibidem, 118.
58. Ibidem, 169. Le problème, tel qu’il est posé par Fibonacci, reste cependant relativement
abstrait.
28
djamil aissani · dominique valerian
Enfin le Liber Abaci reflète la grande complexité que conféraient aux
échanges la diversité des poids et mesures ainsi que celle des monnaies.
Monde ouvert, la Méditerranée, comme du reste l’ensemble de l’espace
commercial parcouru alors, présentait une juxtaposition de systèmes de
poids et mesures aussi variés que complexes. Il fallait au marchand connaître le système de Pise, qui était différence de celui de Gênes, celui de
Béjaïa qui différait de celui de Tunis ou de Bône, etc. A cette diversité
s’ajoutait le fait que les subdivisions suivaient tantôt une logique décimale, tantôt une autre. Les manuels de commerce, qui apparaissent à partir
de la fin du XIIIe siècle, accordent d’ailleurs une large place à ces équivalences de poids et mesures. A Béjaïa, comme dans les autres ports, des
peseurs accrédités par la douane repesaient systématiquement les marchandises qui arrivaient, en fonction des poids et mesures locaux. Mais
il fallait que le marchand soit lui-même en mesure de facilement effectuer
des conversions, et pour cela encore la règle de trois était d’un secours
inestimable. 59 Les problèmes de changes n’étaient pas moins importants. 60 Il fallait jongler non seulement entre des espèces monétaires
différentes, mais aussi avec un système qui distinguait les monnaies de
comptes et les monnaies réelles. Les exemples de ces véritables casse-tête
abondent dans le Liber Abaci. En Occident, la monnaie de compte était la
livre, qui se divisait en 20 sous, chaque sous valant 12 deniers. Dans le
Maghreb almohade, on comptait en besants, chaque besant valant 10
millares. 61 Mais concrètement les opérations se faisaient en dinars d’or ou
en dirhams d’argent, dont la valeur varia au gré des réformes monétaires
almohades.
La méthode appliquée aux opérations commerciales et de navigation
relève pour l’essentiel de la règle de trois. Simples au début, les problèmes
deviennent plus complexes au fur et à mesure que l’on avance, en raison
de la grande diversité des conditions de commerce en Méditerranée, mais
aussi plus simplement des opérations à réaliser. Celles-ci nécessitaient
souvent d’avoir recours à des fractions, qui occupent une partie importante de l’ouvrage. 62 On comprend alors le progrès qu’a pu représenter
l’arithmétique telle qu’elle est formulée par Fibonacci.
59. Cfr. ibidem, 111-113: équivalences entres les canna (unité de longueur pour les tissus) de
Pise, Gênes et du Garb.
60. Ils font l’objet de la deuxième partie du chapitre 8, 103 ss.
61. Ibidem, 93.
62. Cfr. E. Giusti, art. cité, 69.
mathématiques, commerce et société à béjaïa
29
7. Conclusion
Le Liber Abaci est donc plus qu’un traité de mathématiques. Il est le reflet
d’un monde en pleine phase de décloisonnement, non seulement intellectuel, mais aussi humain et économique. Cette ouverture à une économie-monde balbutiante met en contact des espaces aux habitudes différentes, que l’on ne cherche jamais à unifier, mais auxquelles les marchands doivent s’adapter. Béjaïa avait sans conteste représenté pour le
jeune Léonardo, avant qu’il n’entreprenne son long périple autour de la
Méditerranée, un théâtre de cette activité intense d’échanges. Il avait pu
se rendre compte des difficultés qu’engendraient les opérations de changes, de troc, de pesage, de charge de navire, mais aussi de calculs et de
répartitions des bénéfices. Il a surtout été le témoin d’un changement
d’échelle dans les échanges commerciaux. Il fallait pouvoir gérer des
opérations complexes, mettant en œuvre des capitaux importants. Il
fallait pouvoir prévoir l’arrivée des navires, le temps mis par les marchandises pour parvenir à destination. Il fallait, encore, être en mesure de
comparer les avantages de tels ou tels marchés.
De tout cela, le Liber Abaci est le reflet. Mais les connaissances qu’il
apporte sont aussi l’instrument qui permet par la suite à ces échanges de
se multiplier, de rendre plus faciles ces contacts entre mondes en apparence si différents. Ces besoins, encore limités à la fin du XIIe siècle, ne
font que croître par la suite. Il n’est pas surprenant dès lors que lorsqu’à
la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle les affaires atteignent un niveau
de complexité considérable, le savoir mathématique de Fibonacci est
intégré progressivement par les milieux marchands.
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