Livre II
- Je pense, mon fils, avoir suffisamment
expos� dans le livre pr�c�dent comment les prescriptions relatives � la conduite
d�coulent du principe par lequel se d�finit la moralit� et tout genre de vertu.
Il me faut poursuivre maintenant et traiter des moyens par lesquels on pourvoit
� l'entretien de la vie, acquiert ou accro�t les richesses de tout genre propres
� satisfaire les besoins des hommes. Avant de commencer toutefois, je dirai
quelques mots du dessein que j'ai form� et du point de vue auquel je me place.
Bien que mes ouvrages aient excit� en plus d'un le d�sir non seulement de lire
mais d'�crire, je crains que le mot de philosophie n'indispose un certain nombre
de braves gens et qu'ils s'�tonnent de me voir donner tant de temps et de peine
� une �tude qu'ils d�sapprouvent. Pour moi, aussi longtemps que le gouvernement
de la r�publique est rest� aux mains des hommes � qui elle l'avait commis, elle
a �t� l'unique objet de mes soins et de mes pens�es. Quand tous les pouvoirs se
sont trouv�s en la possession d'un dominateur unique, quand il n'a plus �t�
possible ni de donner son avis- ni d'exercer une l�gitime influence, quand j'eus
perdu les hommes �minents en compagnie desquels j'avais lutt� pour la d�fense de
la chose publique, je n'ai pas voulu m'abandonner aux tristesses qui m'eussent
accabl� si je n'avais r�agi, ni � des plaisirs indignes d'un homme cultiv�. Pl�t
aux dieux que l'�tat f�t demeur� tel qu'il avait nagu�re commenc� d'�tre et ne
f�t pas tomb� entre les mains de ceux qui veulent, non le r�former, mais le
ruiner! Alors, ainsi que j'avais accoutum� de faire au temps o� il y avait
encore une r�publique, c'est � agir plut�t qu'� �crire que je m'appliquerais et
j'ajoute qu'ensuite je ne mettrais point par �crit des dissertations
philosophiques mais des discours publics; cela m'est arriv� bien des fois. Mais
cette r�publique, mon unique souci, vers qui allaient toutes mes pens�es et pour
qui je d�pensais toute mon activit�, n'existe plus, le silence r�gne au pr�toire
et au s�nat. Mon �me se refusant � l'inaction, j'ai cru, ayant commenc� par
m'adonner � ces �tudes, que je pouvais tr�s l�gitimement all�ger mes peines en
revenant � la philosophie. Je lui ai donn� beaucoup de mon temps quand j'�tais
un tout jeune homme; plus tard, quand j'ai commenc� d'exercer des fonctions
publiques et me suis d�vou� au service de l'�tat, j'ai r�serv� � la philosophie
tous les instants que me laissaient mes amis et la politique; toutefois je me
bornais � des lectures, je n'avais pas le loisir d'�crire.
II
- Dans la situation douloureuse pr�sente,
je trouve du moins cet avantage de pouvoir traiter par �crit des sujets que mes
concitoyens connaissent imparfaitement et qui m�ritent fort d'�tre connus. Qu'y
a-t-il en effet, par les dieux, de plus d�sirable que la sagesse, qu'y a-t-il
qui vaille mieux qu'elle, qui soit meilleur pour l'homme et plus digne de lui ?
On appelle philosophes ceux qui la recherchent et la philosophie n'est autre
chose qu'un effort vers la sagesse. Telle qu'elle a �t� d�finie par les anciens
philosophes, c'est la science des choses divines et humaines et des causes qui
les d�terminent et je ne vois pas ce qui peut para�tre louable � qui en bl�me
l'�tude. Est-ce un d�lassement agr�able que l'on cherche pour l'�me en qu�te de
repos ? Lequel est comparable � cet emploi de l'intelligence qui a pour but de
rendre la vie droite et bonne. Veut-on conna�tre la m�thode � suivre pour
parvenir � l'accord avec soi-m�me et � la vertu, ou c'est la philosophie qui
nous l'enseignera ou nulle �tude ne le fera. Dire qu'il n'y a pas de science des
objets les plus �lev�s, alors qu'il n'est pas d'objet si minime qui n'ait la
sienne, c'est le fait d'hommes parlant sans r�flexion et enfonc�s dans l'erreur
sur les points les plus importants. S'il existe une doctrine de la vertu, o� la
cherchera-t-on, alors qu'on aura d�laiss� la voie que nous proposons ici ? Mais
pour exposer les arguments propres � encourager les hommes � philosopher, un
ouvrage sp�cial, celui-l� m�me que j'ai compos�, n'est pas inutile. Pour le
moment, je me proposais seulement d'expliquer pourquoi, priv� de tout emploi
public, j'ai choisi cette occupation.
Il y a une objection que me font des hommes instruits et cultiv�s : ils se
demandent s'il n'y a pas incons�quence de ma part, alors que je professe qu'on
ne peut rien conna�tre avec certitude, � traiter toute sorte de sujets et
pr�sentement � donner des r�gles de conduite. Je voudrais qu'ils connussent
mieux ma fa�on de penser. Je ne suis pas de ceux dont l'esprit flotte incertain
et ne sait o� se prendre. Quel serait notre �tat d'�me ou plut�t quelle serait
notre vie en l'absence de tout principe rendant, je ne dis pas la discussion,
mais l'existence possible ? Pour moi, � la diff�rence de ceux qui disent qu'il y
a des propositions certaines et d'autres incertaines, je dis qu'il y en a de
probables et d'autres qui ne le sont pas. Qu'est-ce donc qui pourrait m'emp�cher
de me r�gler sur des probabilit�s, de rejeter ce qui me para�t ne pas m�riter
l'approbation, en �vitant de rien affirmer avec une arrogance pr�somptueuse et
en me gardant de toute audace inconsid�r�e, parce que c'est ce qui s'�loigne le
plus de la sagesse ? Tout est objet de discussion pour l'�cole � laquelle
j'appartiens, parce que l'on ne peut discerner le probable qu'apr�s avoir oppos�
l'une � l'autre deux th�ses contraires. Mais j'ai suffisamment expliqu� cela
dans mes Acad�miques. Quant � toi, mon cher Cic�ron, qui t'es familiaris� avec
la philosophie la plus ancienne et la plus illustre, sous la direction de
Crasippe si pareil � ses fondateurs, je n'ai pas voulu te laisser dans
l'ignorance des relations de voisinage qui existent entre la doctrine � laquelle
j'adh�re et celle de ton ma�tre. Mais il est temps de reprendre notre
exposition.
III
- Nous avons dit qu'il y avait, pour
d�terminer les r�gles de conduite � observer, cinq �tudes � faire dont deux
relatives � l'harmonie et � la moralit�, deux aux moyens de pourvoir aux
exigences de la vie, richesses, biens mat�riels, ressources de tout genre, la
cinqui�me enfin relative au choix � faire quand il para�t y avoir conflit entre
les prescriptions de la morale et l'int�r�t personnel. La partie de notre
travail qui traite du bien moral est achev�e et c'est celle que je recommande le
plus � ton attention. Nous allons nous occuper maintenant de ce qu'on appelle
l'utile.
Voil� un mot qui, par l'usage qu'on en a fait, a donn� lieu � une erreur: on en
est venu peu � peu � s�parer ce qui est utile de ce qui est moralement bon; bien
agir, ainsi l'a-t-on d�cid�, n'est pas utile, l'utile n'est pas moral. Nulle
croyance ne peut �tre plus dommageable � la vie humaine. Des philosophes
jouissant d'une tr�s haute autorit� distinguent th�oriquement trois notions
ins�parables en fait : celle du bien moral ayant en m�me temps un caract�re
d'utilit�, celle du bien moral non utile, celle enfin de l'utile, et, il faut le
dire, cette distinction est li�e chez eux � un grand souci de rigueur morale.
Mais ceux qui ne comprennent pas bien leurs raisons se laissent entra�ner �
admirer les esprits subtils et retors et prennent pour sagesse ce qui est une
malfaisante habilet�. Il faut d�truire cette erreur et, � une illusion r�pandue,
substituer l'espoir rationnel de parvenir � la possession des biens souhait�s,
non par la fraude et la malice mais par des pens�es droites et des actes justes.
Les objets qui sont � consid�rer pour la conservation de la vie sont les uns
inanim�s comme l'or, l'argent, les fruits de la terre et toutes choses du m�me
genre, les autres anim�s, capables de mouvements spontan�s qu'inspire le d�sir.
Parmi ces derniers, il y a des �tres priv�s de raison, d'autres raisonnables;
sont priv�s de raison, les chevaux, les b�ufs et les autres animaux tels que les
abeilles dont le travail sert � l'entretien de la vie humaine. Quant aux �tres
raisonnables, on admet qu'il en est de deux sortes : les dieux et les hommes. La
pi�t�, le respect des choses saintes nous valent la bienveillance des dieux :
imm�diatement apr�s les dieux, ce sont les hommes qui peuvent �tre le plus
utiles aux hommes. La m�me division s'applique aux objets nuisibles et
dangereux.
Toutefois, comme on ne croit pas que les dieux puissent nuire, ce sont les
hommes qu'on juge menacer le plus les hommes. Les choses m�me que nous avons
dites inanim�es sont pour la plupart des produits du travail humain : travail
manuel et travail de l'esprit; sans lui nous ne les aurions pas et nous ne
pourrions en user sans le secours des autres hommes : les soins � donner � la
sant�, la navigation, l'agriculture, la r�colte et la conservation du grain
nourricier et des autres fruits, rien de tout cela n'�tait possible sans une
certaine quantit� de labeur humain. De m�me, les pierres n�cessaires � notre
usage ne seraient pas extraites de la terre, ni le fer, ni le cuivre, ni
l'argent, ni l'or qu'elle rec�le ne seraient amen�s au jour, sans la main active
de l'homme.
IV
- Quant aux abris qui nous prot�gent
contre les froids rigoureux et les chaleurs accablantes, de qui le genre humain
aurait-il pu, � l'origine, en recevoir le don, de qui pourrait-il, quand les
intemp�ries, les tremblements de terre ou la vieillesse en ont caus� la chute,
en attendre la restauration, si, gr�ce � la vie en commun, les hommes n'avaient
appris des hommes � se procurer ce secours ? Il faut en dire autant de la
construction des aqueducs, de l'am�nagement des rivi�res, de l'irrigation des
champs, des digues o� se brisent les lames, des ports creus�s avec art; que
pourrions-nous avoir de tout cela sans le travail des hommes ? On voit
clairement par ces exemples, et bien d'autres, de quelle utilit� sont pour nous
les choses inanim�es, quel parti nous en tirons et en m�me temps que seules la
main et la peine des hommes nous en permettent l'usage. De quel profit les b�tes
seraient-elles pour nous, quels services nous rendraient-elles sans le secours
des hommes ?
Les premiers qui d�couvrirent � quel emploi �taient propres les diverses esp�ces
animales �taient certes des hommes, et maintenant encore, qu'il s'agisse de
p�ture, de dressage, de l'entretien des troupeaux ou de leur exploitation
opportune, de la mise � mort des animaux nuisibles ou de la capture de ceux qui
peuvent �tre utiles, rien n'est possible que par l'intervention active de
l'homme.
�num�rerai-je quantit� de connaissances techniques � d�faut desquelles nulle vie
ne serait possible ? Comment soulager les malades, quel d�lassement offrir aux
gens en bonne sant�, comment se nourrir, satisfaire ses go�ts, si l'on n'avait �
son service toutes ces connaissances ? Et c'est par leur usage que la vie
humaine se diff�rencie de celle dont les animaux se contentent. Si les hommes ne
se rassemblaient pas, il n'y aurait point de villes b�ties et peupl�es, les lois
et coutumes que nous observons n'auraient pu y prendre naissance, la vie sociale
se r�gler suivant des normes bien d�finies; or c'�taient l� les conditions
rendant possible l'adoucissement des c�urs et les convenances que nous
respectons, et c'est � leur r�union que nous devons d'avoir une vie mieux
assur�e donnant et recevant, �changeant des services avec nos semblables, nous
n'avons plus de besoin qui ne puisse �tre satisfait.
V
- Je m'�tends sur ce sujet plus qu'il
n'est n�cessaire. Qui ne per�oit d'abord cette v�rit� sur laquelle Pan�tius
insiste longuement : il n'est pas de chef dont l'autorit� puisse s'exercer � la
guerre ou � l'int�rieur de la cit� pour sa grandeur et son salut, sans le
concours d'autres hommes. Il rappelle � ce propos Th�mistocle, P�ricl�s, Cyrus,
Ag�silas, Alexandre, et dit que, sans l'aide de leurs semblables, ils n'auraient
jamais fait les grandes choses qui les ont illustr�s. Point n'�tait n�cessaire
d'invoquer des t�moins, nul doute n'�tant possible. Mais si de leur accord et de
leur volont� d'union les hommes peuvent recueillir de grands avantages, il n'est
pas non plus de fl�au pire que celui dont l'homme peut �tre l'origine pour
l'homme.
Il y a de Dic�arque, un grand P�ripat�ticien plein d'�loquence, un livre sur la
destruction de l'esp�ce humaine ; apr�s avoir pass� en revue les diff�rentes
causes de mort, telles qu'inondations, �pid�mies, travers�e de r�gions
d�sertiques, attaques soudaines d'animaux nuisibles qui, d'apr�s lui, font
parfois p�rir des g�n�rations enti�res, il montre ensuite, par comparaison, que
les violences humaines, guerres et r�volutions, ont eu pour effet plus de pertes
de vies humaines que toutes les autres calamit�s ensemble.
Puis donc que nul doute n'est possible sur ce point et que c'est l'homme qui
fait � l'homme le plus de bien et le plus de mal, je pose en principe que le
propre de la vertu est de s'attacher les �mes et de s'assurer dans ses
entreprises le concours des autres hommes. Les travaux qui s'ex�cutent sur les
objets inanim�s, le soin des b�tes, et leur affectation � notre usage rentrent �
la v�rit� dans les m�tiers de t�cherons, mais, pour disposer favorablement les
hommes et obtenir dans nos affaires leur collaboration, il faut des qualit�s
sup�rieures de caract�re et de la vertu. Toute vertu, en effet, implique � peu
pr�s trois conditions : en toute situation, voir les choses clairement, porter
sur elles un jugement sain, saisir leurs rapports de cons�cution naturelle,
remonter � leur origine, en reconna�tre les causes; en second lieu contenir les
troubles de l'�me que les Grecs appellent
p�yh, les d�sirs
qu'ils nomment
�rm�w, les soumettre
� la raison; troisi�mement, dans notre commerce avec nos semblables, faire
preuve d'une mesure, d'un tact, qui les inclinent � seconder nos efforts pour
nous procurer en abondance toutes les satisfactions que r�clame la nature, nous
d�fendre si quelque mal nous menace, nous venger de ceux qui ont voulu nous
nuire, et les punir dans la mesure o� le permettent la justice et l'humanit�.
VI
- Par quelle m�thode cependant
arriverons-nous � savoir conqu�rir les hommes et � nous les attacher
durablement, c'est ce que nous verrons bient�t, mais quelques observations
seront utiles auparavant.
C'est de la fortune tant�t favorable, tant�t hostile que d�pend tr�s
�troitement, qui pourrait le nier, notre prosp�rit� ou notre malheur. Quand un
bon vent nous porte, nous parvenons aux fins que nous nous proposions, un
courant contraire nous fait �chouer. Il y a donc, bien qu'assez rarement, des
accidents imputables � la seule fortune, tels ceux d'abord qui ont leur origine
dans les choses inanim�es : les intemp�ries, les temp�tes, les naufrages, les
�boulements, les incendies, puis les coups que peuvent porter les b�tes, leurs
morsures, leurs attaques soudaines. Mais, je le r�p�te, ce ne sont pas les cas
les plus ordinaires. Pour ce qui est des d�sastres militaires, comme r�cemment
trois de nos arm�es en ont subi, et comme l'histoire en compte beaucoup, des
chefs tu�s, ainsi que le fut nagu�re un homme que sa grandeur mettait � part,
des haines qui, se propageant dans la masse du peuple, ont pour effet la
proscription, la condamnation, l'exil des citoyens les plus m�ritants, et,
d'autre part, des heureux succ�s, des honneurs, des commandements, des
victoires, bien que pareils �v�nements soient des coups de fortune, ni les uns,
ni les autres ne peuvent se produire sans l'intervention active de la volont�
humaine. Cela entendu, je vais dire comment il est possible d'attirer � soi les
autres hommes et d'exciter leur z�le en notre faveur. Si mon d�veloppement te
para�t un peu long, tiens compte de l'importance du sujet, tu le trouveras
court.
Les mobiles qui poussent les humains � grandir l'un d'eux et � le porter aux
honneurs sont, ou la bienveillance qu'il inspire, ayant su se faire aimer, ou le
respect qu'on a pour son m�rite jug� digne d'une haute fortune, ou encore la
confiance qu'on met en lui parce qu'on le croit capable de bien servir les
int�r�ts communs; ce peut �tre aussi la crainte qu'on a de sa puissance ou, au
contraire, l'attente de quelque largesse : tel est le cas quand des rois ou des
hommes populaires font de grandes promesses.
Enfin c'est parfois l'espoir d'une bonne r�compense, d'un salaire; ce dernier
mobile est � la v�rit� malpropre et d�shonore aussi bien ceux qui se font
acheter que ceux qui tentent de recourir � ce moyen de tenir les gens. C'est un
bien triste spectacle que donne l'argent qui veut se substituer au m�rite. Comme
cependant il est parfois n�cessaire d'user de ce ressort, nous dirons comment on
doit le faire, apr�s avoir parl� des moyens dont l'emploi s'accorde mieux avec
la vertu. De m�me les hommes se plient au commandement de l'un d'eux et
reconnaissent son pouvoir pour plusieurs raisons : ils sont sensibles � la
bienveillance, aux bons proc�d�s, ils s'inclinent devant un m�rite sup�rieur,
ils esp�rent recueillir quelque avantage ou craignent qu'on n'use de la force
pour les contraindre � l'ob�issance, ils se laissent gagner par les largesses
promises, ou enfin, comme nous le voyons souvent � Rome, se font acheter.
VII
- Pour obtenir des concours durables dans
la conduite de ses affaires, il n'est pas de moyen plus s�r que de se faire
aimer, il n'en est pas qui le soit moins que d'inspirer de la crainte. Ennius
l'a tr�s bien dit : � La crainte engendre la haine, on veut la mort de celui
qu'on hait.� Or il n'est puissance qui puisse r�sister � la haine g�n�rale,
l'�v�nement r�cent l'a fait conna�tre � supposer qu'on l'ignor�t. Et ce n'est
pas seulement la fin de ce tyran, � qui la force des armes soumit la cit�, et,
apr�s qu'il fut mort, la contraignit plus que jamais � ob�ir, qui montre � quel
point la haine des hommes est redoutable, c'est aussi le destin semblable auquel
presque aucun des autres tyrans n'�chappe. Que ceux qui doivent � la force le
pouvoir qu'ils exercent sur une population opprim�e usent, pour se maintenir,
des moyens cruels qu'emploient les ma�tres avec leurs esclaves, ils ne peuvent
gu�re faire autrement; mais fonder, dans une cit� libre, sa grandeur sur la
crainte qu'on inspire, rien n'est plus insens�.
Quelque ombre que la domination d'un homme ait r�pandue sur les lois, si
craintif que soit devenu le sentiment de la libert�, le silence � l'occasion,
une d�signation dans un scrutin secret en attesteront clairement la persistance.
R�duisez � de rares manifestations une libert� autrefois enti�re, l'esprit de
r�sistance en deviendra plus acerbe.
Attachons-nous donc aux moyens dont l'action a le plus d'�tendue et qui valent
le mieux, non seulement pour assurer notre salut, mais pour accro�tre nos
ressources et notre puissance : ce n'est pas de la crainte que nous chercherons
� inspirer mais de l'amour. Si vous voulez �tre craint, n�cessairement vous
aussi redouterez ceux qui vous craignent. Que penser de Denys l'Ancien, tortur�
par la peur, qui, redoutant les ciseaux du barbier, se br�lait lui-m�me le poil
avec un charbon ardent? Imagine-t-on ce que pouvait �tre l'�tat d'�me d'un
Alexandre de Ph�res? Bien qu'aimant fort sa femme Th�b�, racontent les
historiens, quand, apr�s le festin, il se rendait dans sa chambre � coucher, il
faisait marcher devant lui, glaive nu, un soldat de race barbare, tatou� � la
mani�re des Thraces, et explorer par quelques mercenaires les coffres et les
v�tements de cette femme, de peur qu'une arme y f�t cach�e. L'infortun� se fiait
plus � un barbare tatou� qu'� son �pouse! Il ne se trompait d'ailleurs pas, car
elle le tua sur un soup�on d'infid�lit�.
Il n'est pouvoir, si grand qu'on le suppose, qui puisse durer quand il repose
sur la crainte et l'oppression. T�moin Phalaris dont la cruaut� n'a pas de
rivale : il n'a pas p�ri dans un guet-apens comme cet Alexandre dont je viens de
parler, il n'a pas �t� la victime de quelques conspirateurs comme il est arriv�
chez nous � qui tu sais, toute la population d'Agrigente s'est soulev�e d'un
m�me �lan contre lui. Mais quoi ? Les Mac�doniens n'ont-ils pas d�sert� en masse
le camp de D�m�trius pour passer dans celui de Pyrrhus ? Les Lac�d�moniens, dont
la domination �tait injuste, n'ont-ils pas �t� abandonn�s par presque tous leurs
alli�s qui ont assist�, inactifs, � la bataille perdue de Leuctres?
VIII
- J'aime mieux en pareille mati�re
emprunter des exemples � l'histoire des nations �trang�res qu'� la n�tre.
Observons-le cependant : aussi longtemps que le peuple romain a maintenu sa
domination non par l'injustice, mais par une conduite g�n�reuse, on faisait la
guerre pour la protection des alli�s ou pour reculer les limites de l'empire,
les hostilit�s finies, on n'exer�ait pas de rigueurs � moins de n�cessit�, le
s�nat de Rome �tait pour les rois, pour les peuples, pour les nations un refuge,
un abri, le titre de gloire le plus estim�, celui que recherchaient nos
magistrats �tait d'avoir us� de justice et de loyaut� dans la d�fense des
provinces et des alli�s. Rome exer�ait moins un empire qu'elle n'�tendait sa
protection sur le monde.
Peu � peu cependant les habitudes chang�rent, on se d�tachait insensiblement de
cette politique, apr�s la victoire de Sylla ce fut une rupture compl�te avec la
tradition : quelle justice e�t pu para�tre due aux alli�s alors que les citoyens
�taient en butte � tant de cruaut� ? Avec Sylla donc la victoire remport�e par
la bonne cause s'enlaidit. Alors qu'il faisait vendre � l'encan les biens
appartenant � d'honn�tes gens, � des riches, � des hommes � qui l'on ne pouvait,
dans tous les cas, contester la qualit� de citoyens, il osa dire qu'il vendait
son butin. Vint ensuite un autre homme qui soutenait la mauvaise cause et dont
la victoire fut encore pire : qu'est-ce que la confiscation des biens
appartenant aux particuliers, alors que des provinces, des r�gions enti�res
subissent un m�me traitement calamiteux contraire au droit ?
C'est ainsi qu'apr�s la d�solation et la ruine de nations �trang�res, nous
avons, pour bien montrer que le temps de la domination romaine pacifique �tait
pass�, vu figurer l'image de Marseille dans un triomphe, un triomphe c�l�br�
pour la prise d'une ville sans laquelle jamais nos g�n�raux n'eussent pu m�riter
le triomphe pour avoir vaincu nos ennemis d'au-del� des Alpes. Je pourrais
�num�rer bien d'autres violations du droit envers des alli�s, mais celle-l� est
la plus scandaleuse qu'ait �clair�e la lumi�re du soleil. Nous souffrons
justement. Si nous n'avions pas tol�r� que beaucoup de crimes restassent
impunis, jamais pareils exc�s n'eussent �t� possibles � l'audace d'un personnage
aux biens duquel peu d'h�ritiers ont eu part, mais dont l'ambition a suscit� de
nombreux imitateurs. Jamais ne manqueront les germes et les causes de guerres
civiles aussi longtemps que des hommes sans scrupules conserveront le souvenir
du sang qui, dans le forum, arrosa cette vente et garderont l'espoir de le voir
couler � nouveau; P. Sylla qui, sous la dictature de son parent, s'�tait repu de
ce sang n'eut garde trente-six ans plus tard de ne pas profiter pour s'enrichir
d'une vente plus criminelle encore. Un autre, simple greffier sous la premi�re
dictature, �tait questeur urbain sous la derni�re. Tel �tant l'app�t offert, les
guerres civiles, on doit le comprendre, ne manqueront jamais. Les murs de la
ville sont encore debout, le crime supr�me qui les abattra n'est encore qu'une
menace, mais de la r�publique rien ne subsiste. Voil� donc, pour revenir � notre
propos, � quels d�sastres nous a conduits le d�sir d'�tre craints, plut�t
qu'aim�s et ch�ris. Si un exercice injuste du pouvoir a pu attirer sur Rome tant
de maux, que faut-il que les particuliers en concluent ?
Puisque, manifestement, c'est une grande force d'�tre l'objet du bon vouloir,
une faiblesse d'�tre un objet de crainte, il nous faut traiter des moyens par
lesquels on peut le plus ais�ment gagner, selon son v�u, l'amour d'autrui, un
amour � base de respect et de confiance. Toutefois nous n'en avons pas tous un
besoin �gal; suivant que l'on assignera tel ou tel but � sa vie, l'affection
d'un petit nombre d'hommes ou celle d'un grand nombre sera plus utile. Posons
donc en principe que ce qui est de toute premi�re n�cessit�, c'est d'avoir
aupr�s de nous des amis fid�les nous aimant et nous appr�ciant � notre valeur.
C'est l� le grand point : qu'on soit un homme �minent ou un homme ordinaire, il
n'importe gu�re, il faut toujours l'avoir en vue. Peut-�tre les honneurs, le
renom, l'affection de leurs concitoyens ne sont-ils pas �galement n�cessaires �
tous, mais, � ceux qui les poss�dent, ces biens donnent plus de facilit� pour
gagner des amis comme pour obtenir d'autres satisfactions.
IX
- Mais j'ai parl� de l'amiti� dans un
autre livre qui porte le nom de "L�lius". Parlons maintenant du renom; j'ai
aussi compos� deux livres sur ce sujet, mais il faut y revenir parce que la
r�putation est d'une aide puissante dans la conduite des affaires importantes.
La r�putation la plus haute, celle qu'on peut dire parfaite, repose sur trois
conditions : �tre aim� de la multitude, lui inspirer confiance, �tre appr�ci� et
jug� digne des honneurs. Ces conditions, comment arrive-t-on � les r�unir ? On
peut le dire bri�vement en usant aupr�s de la multitude des moyens m�me qui
r�ussissent aupr�s des individus. Il y a toutefois pour aller � la multitude une
autre voie par laquelle on se glisse en quelque sorte dans son c�ur.
Mais voyons en premier lieu ce qui concerne les trois conditions indiqu�es
ci-dessus et d'abord comment on se rend cher : c'est principalement par des
bienfaits effectifs qu'on gagne les gens et secondement on les touche aussi par
une intention bienfaisante, par le bon vouloir dont on fait preuve, m�me s'il
n'est pas suivi d'effet; pour inspirer � la foule un vif amour, il suffit que,
suivant l'opinion commune, on passe pour poss�der la lib�ralit�, la
bienfaisance, la justice, la loyaut�, toutes les vertus qui contribuent �
l'adoucissement du caract�re et � l'agr�ment des relations. Cela m�me en effet
que nous appelons moralit�, harmonie, qui pla�t par d�finition, qui semble fait
pour attirer naturellement � soi tous les c�urs, appara�t avec un �clat
particulier dans les vertus dont j'ai fait mention, de sorte que nous ne pouvons
nous emp�cher d'aimer ceux en qui nous croyons les apercevoir. Telles sont les
raisons les plus fortes qu'il y ait d'�tre aim�; il peut y en avoir en outre
quelques-unes d'un poids moindre.
Pour inspirer confiance deux qualit�s sont requises : il faut qu'on nous
attribue l'habilet� dans la conduite de la vie et la justice. Nous avons
confiance en ceux que nous croyons plus avis�s que nous, capables de pr�voir
l'avenir et, au moment de l'action, du danger, de se faire une id�e nette de la
situation et de prendre une d�cision improvis�e; telle est en effet la v�ritable
habilet� que le monde juge utile. D'autre part, on a confiance dans les hommes
justes et loyaux, c'est-�-dire les braves gens que nul soup�on d'injustice ou de
d�loyaut� ne peut atteindre. � de tels hommes, nous jugeons que nous faisons
tr�s bien de confier notre salut, notre fortune, nos enfants!
Des deux qualit�s donc que requiert la confiance, c'est la justice qui tient le
premier rang, car m�me sans l'habilet� elle vaut de la consid�ration, tandis que
l'habilet� sans la justice est incapable d'inspirer de la confiance. Plus un
homme a d'adresse et d'astuce, plus il para�t suspect et excite de la jalousie,
s'il n'a pas une r�putation d'honn�tet�. Ainsi l'union de la justice et de
l'habilet� fait qu'on a dans les forces d'un homme une confiance illimit�e, la
justice sans l'habilet� a d�j� un grand effet, l'habilet� sans la justice ne
vaut rien.
X
- Il peut para�tre surprenant � plus
d'un, alors que tous les philosophes sont d'accord pour dire qu'avoir une vertu,
c'est les poss�der toutes et que j'ai souvent moi-m�me soutenu la m�me th�se,
que je les s�pare maintenant et parle comme si, n'ayant pas la science de la
conduite, on pouvait n�anmoins �tre juste; mais autre chose est une recherche
subtile de la v�rit� philosophique, autre chose un discours qui doit s'adapter �
l'opinion commune. Notre langage est ici celui du vulgaire et nous admettons que
les uns puissent avoir du courage, d'autres �tre hommes de bien, d'autres encore
poss�der la science de la conduite. Il faut parler ainsi populairement quand
nous traitons de l'opinion commune et c'est ainsi que fait Pan�tius.
Mais revenons � notre propos. Des trois conditions qu'implique le bon renom, la
troisi�me consiste � �tre appr�ci� et jug� digne des honneurs. Or les hommes
sont tous d'accord pour admirer tout ce qu'ils voient qui est grand et d�passe
leur attente; pris s�par�ment ils �prouvent le m�me sentiment quand ils
aper�oivent en quelqu'un des qualit�s sup�rieures qui les surprennent : ils
louent fort, ils exaltent ceux en qui apparaissent � leurs yeux de hauts et
rares m�rites, ils rabaissent, m�prisent, ceux qu'ils croient d�pourvus de
capacit�, d'esprit, d'�nergie. Il ne faut pas croire en effet qu'ils m�prisent
toutes les personnes dont ils pensent du mal. Des gens malhonn�tes, injurieux,
d�loyaux et pr�ts � commettre des injustices on peut penser du mal, mais on ne
les m�prise pas: on m�prise, je viens de l'indiquer, ceux qui ne sont, comme on
dit, bons � rien, ni pour eux-m�mes ni pour les autres, n'ont ni ardeur au
travail, ni activit�, ni souci de rien.
On admire les hommes que l'on croit d�passer les autres en m�rite, �tre exempts
de toute bassesse et aussi des d�faillances dont les autres hommes ne
r�ussissent gu�re � se pr�server. Les plaisirs en effet, imp�rieuses d�lices,
d�tournent la plupart des �mes de la vertu et, quand la douleur fait sentir sa
br�lure, le plus souvent la frayeur d�passe la mesure : la vie, la mort, la
richesse, la pauvret�, sont pour tous pleins d'alarmes vives. S'il se trouve des
�tres de sentiments assez �lev�s et d'�me assez grande pour voir de haut, avec
d�dain, ce que g�n�ralement l'on redoute ou l'on d�sire et, quand s'offre une
cause noble et belle, se donner � elle tout entiers, qui n'admirerait une vertu
brillant d'un tel �clat ?
XI
- Cette hauteur d'�me donc excite notre
admiration et surtout la justice, qui est la vertu essentielle � d�faut de quoi
il n'est pas d'homme de bien, para�t � bon droit � la multitude une chose
admirable. Nul en effet ne peut �tre juste qui craint la mort, la douleur,
l'exil, les privations ou pr�f�re leurs contraires � l'�quit�. On a une estime
toute particuli�re pour l'homme insensible � l'argent, on juge, quand on voit
qu'il le m�prise, qu'il a subi l'�preuve du feu. Ainsi ces trois conditions, que
suppose r�unies le bon renom, se ram�nent en d�finitive � la justice : elle fait
qu'on est aim� parce qu'�tant juste on veut se rendre utile au plus grand nombre
possible de personnes, elle inspire confiance et admiration parce qu'on m�prise
et tient pour n�gligeables les objets qui allument dans la plupart des hommes un
d�sir avide.
� mon sens, de quelque mani�re qu'on veuille r�gler sa vie et quel qu'en soit le
programme, on a toujours besoin d'une aide et, avant tout, d'autres hommes avec
qui l'on puisse entretenir un commerce amical : cela est difficile � qui ne fait
pas figure d'homme de bien. Donc, m�me � l'homme qui vit solitaire et � la
campagne une r�putation de justice est n�cessaire. Ceux qui auront une
r�putation contraire resteront eux-m�mes sans aucun appui contre de nombreuses
injustices. Qu'il s'agisse d'une vente ou d'un achat, d'un loyer � payer ou �
recevoir, qu'on ait � traiter une affaire quelconque avec autrui, la justice est
n�cessaire entre les parties et si grand est le besoin auquel elle r�pond que
m�me les malfaiteurs et les criminels de profession ne peuvent s'en passer
enti�rement.
Que l'un d'eux vole un de ses compagnons de brigandage ou lui d�robe quelque
chose, les criminels eux-m�mes ne voudront plus de lui parmi eux; un chef de
pirates qui ne r�partit pas �quitablement le butin sera tu� ou abandonn� par ses
associ�s. Il y a, nous dit-on, des lois chez les brigands, ils y ob�issent et
les respectent. C'est parce qu'il se montrait �quitable dans la distribution du
butin que ce brigand illyrien de Bardulis, dont parle Th�opompe, acquit une si
grande puissance; cela est encore bien plus vrai du Lusitanien Viriathe devant
qui nos arm�es, nos g�n�raux recul�rent et dont L�lius, celui qui porte le nom
de sage, diminua et brisa la force, d�couragea l'audace, si bien qu'il laissa
une guerre facile � ses successeurs. Tel �tant le pouvoir de la justice qu'elle
consolide et grandisse la situation m�me des brigands, quel ne sera-t-il pas
dans un �tat r�guli�rement constitu� avec des lois et des tribunaux ?
XII
- Ce n'est pas seulement chez les M�des,
comme le dit H�rodote, mais aussi, d'apr�s moi, chez nos anc�tres que, pour
jouir de la justice, on a fait rois des hommes d'un caract�re jug�
irr�prochable.
Quand la multitude indigente �tait opprim�e par les d�tenteurs des biens, elle
cherchait refuge aupr�s de quelque homme d'une vertu sup�rieure qui, pr�servant
les faibles de l'injustice, r�tablissait par des dispositions �quitables
l'�galit� de droits entre les grands et les petits. On a toujours cherch� �
garantir par le droit l'�galit�; s'il n'avait pas cette raison d'�tre, il ne
serait plus le droit. Aussi longtemps que, gr�ce � un homme juste et bon, le
respect du droit fut assur�, on �tait satisfait; quand il n'en a plus �t� ainsi,
on a institu� des lois tenant � tous un seul et m�me langage.
Il est donc manifeste que, pour commander, sont choisis d'ordinaire les hommes
auxquels la multitude a fait la r�putation d'�tre tr�s justes; si � ce renom de
justice s'ajoute celui d'habilet�, il n'est espoir que les �lecteurs ne puissent
fonder sur l'�lu. Il faut donc, de toute fa�on, cultiver la justice et en
assurer le maintien, pour elle-m�me d'abord - autrement ce ne serait plus la
justice - et ensuite pour sa propre r�putation et pour s'�lever aux honneurs.
Mais tout de m�me qu'il ne suffit pas de gagner de l'argent et qu'il faut en
outre le placer de fa�on � couvrir ses d�penses courantes, celles qui r�pondent
aux n�cessit�s de la vie et celles qui ont un caract�re plus lib�ral, de m�me
une certaine m�thode est � recommander et dans l'acquisition du renom et dans la
fa�on de l'exploiter. Socrate dit bien � la v�rit� que la voie la plus proche
pour arriver � la r�putation, celle qu'on peut qualifier de directe, consiste �
faire en sorte d'�tre tel qu'on veut le para�tre. Belle parole : croire que par
une simulation, un vain �talage, une feinte perp�tuelle dans le langage et m�me
l'expression du visage, on puisse acqu�rir une renomm�e solide, c'est se tromper
lourdement. La gloire v�ritable pousse des racines et gagne du terrain, tout ce
qui est feinte tombe vite comme tombent des fleurs s�ches et il n'est pas de
simulation qui se puisse longtemps prolonger.
Je pourrais, pour montrer qu'il en est bien ainsi, invoquer quantit� de t�moins;
pour faire court je me contenterai de citer une famille unique : Tiberius
Gracchus, fils de Publius, restera glorieux aussi longtemps que subsistera le
souvenir de la grandeur romaine, ses fils en revanche n'ont pas eu vivants
l'approbation des bons citoyens et morts ils sont de ceux qu'on dit justement
frapp�s. Si donc vous voulez acqu�rir une r�putation vraiment bonne,
acquittez-vous des obligations que vous impose la justice; nous avons vu, dans
le livre pr�c�dent, quelles �taient ses exigences.
XIII
- Pour obtenir cependant que les autres
nous voient tels que nous sommes, s'il est vrai que le principal est d'�tre tels
que nous voulons para�tre, encore y a-t-il lieu d'�noncer quelques pr�ceptes.
Soit en effet quelqu'un qui, au d�but de sa vie, se trouve jouir de quelque
c�l�brit�, avoir un nom connu, que cet �clat vienne de son p�re - c'est le cas
pour toi, mon cher Cic�ron, je crois pouvoir le dire - ou qu'il le doive � une
cause quelconque, � une heureuse fortune, tous les yeux se tourneront vers lui,
on s'enquerra de ses actes et de son mode de vie, il vivra en pleine lumi�re et
rien de ce qu'il pourra dire ou faire ne restera ignor�. Ceux, au contraire,
dont la jeunesse �chappe � la connaissance des hommes � cause de leur condition
humble et obscure, devront, sit�t qu'ils seront d'�ge, avoir une haute ambition
et en poursuivre l'objet d'un effort tenace. Ils le feront d'un c�ur d'autant
meilleur que la jeunesse non seulement n'inspire point de haine mais est vue
avec faveur.
Rien ne peut mieux servir la r�putation d'un jeune homme que des exploits
guerriers; il en fut ainsi pour un grand nombre de personnages chez nous :
autrefois les guerres �taient incessantes. Ta g�n�ration, elle, s'est trouv�e
contemporaine d'une guerre o� il y avait d'un c�t� trop de crimes, de l'autre
trop peu de bonheur. Cela n'a pas emp�ch� que, mis par Pomp�e � la t�te d'un
escadron, tu ne te sois, au jugement de cet homme �minent et de l'arm�e,
grandement distingu� par ta fa�on de manier ton cheval, de lancer le javelot, de
supporter les fatigues. H�las! la r�putation que tu t'es acquise est tomb�e avec
la r�publique. Mais ce n'est pas sur toi que j'ai entrepris d'�crire, c'est sur
un sujet d'ordre g�n�ral. Poursuivons donc.
Les travaux de l'esprit ont � tous �gards une valeur plus haute que ceux du
corps et ainsi les objets que l'on poursuit � l'aide de son intelligence
naturelle et de sa raison ont un prix sup�rieur � ceux qui ne demandent que de
la force. Le premier titre � l'estime est la modestie jointe � la pi�t� filiale
et au bon vouloir � l'�gard de ses proches. D'autre part, le moyen le plus ais�
pour les jeunes de se faire conna�tre, et de la fa�on la plus avantageuse, est
de s'attacher � des hommes distingu�s et sages, z�l�s pour la chose publique :
en fr�quentant chez eux, on fait na�tre l'opinion qu'on ressemblera � ceux qu'on
a choisis comme mod�les. Publius Rutilius, dans sa prime jeunesse, dut � la
maison de Mucius, qu'il visitait souvent, une r�putation d'homme int�gre et de
juriste savant. Pour ce qui est de L. Crassus, encore tout jeune, il n'alla pas
chercher ailleurs sa r�putation, il en acquit, par lui-m�me, une tr�s brillante
gr�ce � cette accusation dont on conna�t l'�clat et le retentissement. � l'�ge
o� c'est encore un m�rite de s'exercer, il fit preuve, tel autrefois D�mosth�ne,
en plein forum, d'un talent qu'il e�t fallu admirer, m�me s'il l'avait d�ploy�
dans un travail de pr�paration ex�cut� chez lui.
XIV
- Il y a deux genres de discours, l'un
plus familier, l'autre plus oratoire, et il n'est pas douteux que ce dernier
genre ait plus de valeur pour fonder une r�putation, car c'est � lui que
s'applique le mot d'�loquence; on a cependant peine � croire � quel point
l'agr�ment et la douceur du langage agissent sur les c�urs. Il existe des
lettres de Philippe � Alexandre, d'Antipater � Cassandre, d'Antigone � son fils
Philippe, dans lesquelles ces trois personnages tr�s avis�s, d'apr�s ce que nous
savons d'eux, recommandent de gagner la bienveillance de la multitude par des
discours affables et d'adresser aux soldats des paroles qui les caressent
agr�ablement.
En revanche, un discours v�h�ment entra�ne souvent toute une masse d'hommes. On
admire grandement un orateur abondant et sage, que ses auditeurs jugent qui a
plus de connaissance et de lumi�re que les autres. S'il y a dans le discours un
m�lange de force et de modestie, l'admiration est � son comble, surtout quand
pareils m�rites se rencontrent dans un homme tout jeune.
Il y a toutefois, il faut l'observer, plusieurs emplois possibles de l'�loquence
: beaucoup de jeunes se sont distingu�s dans notre r�publique en parlant, soit
devant un tribunal, soit au peuple assembl�, soit au s�nat; or l'�loquence
judiciaire est celle qui se fait le plus remarquer et elle est de deux sortes :
elle s'applique tant�t � l'accusation, tant�t � la d�fense et, bien que la
d�fense attire plus d'�loges, l'accusation, elle aussi, m�rite bien souvent
l'approbation. J'ai parl� pr�c�demment de Crassus; M. Antoine dans sa jeunesse a
fait comme lui. C'est aussi par un discours accusateur que P. Sulpicius a mis
son �loquence en lumi�re il appela devant le tribunal C. Norbanus, un factieux,
un mauvais citoyen. Toutefois, il ne faut pas prendre trop souvent ce r�le
d'accusateur et ce doit �tre uniquement dans l'int�r�t de la r�publique - tel
fut le cas pour ceux que je viens de nommer - ou en mani�re de repr�sailles
comme l'ont fait les deux fils de Lucullus, ou encore pour d�fendre des opprim�s
: c'est ainsi que j'ai d�fendu les Siciliens et que Jules C�sar Strabon est
intervenu contre Albucius en faveur des Sardes. On sait avec quel z�le L. Fufius
aussi accusa M. Aquilius. Va donc pour une fois, mais qu'on se garde d'accuser
trop souvent; le seul � pouvoir le faire est celui qui agit pour le service de
l'�tat, qu'on ne saurait trop d�fendre contre ses ennemis et, m�me dans ce cas,
il y a une mesure � observer.
Demander la t�te de beaucoup de gens, c'est, semble-t-il, le fait d'un homme
sans piti� ou plut�t d'un �tre qui n'a plus grand-chose d'humain. Outre qu'on
court soi-m�me un danger, on s'abaisse en se faisant conna�tre comme accusateur
de profession. C'est ce qui est arriv� � M. Brutus, issu d'une si haute race et
fils d'un des premiers juristes. Pr�cepte essentiel ne jamais intenter une
accusation grave � un innocent : on ne peut le faire sans crime. Quoi de plus
monstrueux, en effet, que d'employer � la perte et � la ruine de gens de bien un
don d'�loquence dont la destination naturelle est de servir � la protection, au
salut des hommes! Si cela est � �viter par-dessus tout, il ne faut pas
s'interdire, en revanche, de d�fendre parfois un coupable, pourvu qu'il ne soit
pas un abominable criminel et un impie. La multitude veut qu'on le fasse, la
coutume le permet, l'humanit� m�me le souffre. Le juge doit, en toute affaire,
n'avoir en vue que la v�rit�, l'avocat peut, � l'occasion, dans sa plaidoirie,
s'en tenir au vraisemblable, m�me quand il diff�re du vrai.
Je n'oserais pas �crire cela, surtout dans un ouvrage philosophique, si tel
n'�tait pas l'avis de Pan�tius, Sto�cien tr�s rigide. Il est glorieux surtout -
et la reconnaissance due au d�fenseur en est accrue - de venir au secours d'un
accus� qui a contre lui, pour l'accabler, un homme puissant avec toutes les
ressources dont il dispose; c'est ce que j'ai fait en diverses rencontres et en
particulier quand, tout jeune, j'ai d�fendu S. Roscius d'Am�rie contre les
moyens d'action dont disposait Sylla, ma�tre de Rome. Mon discours, tu ne
l'ignores pas, est conserv� par �crit.
XV
- Apr�s avoir expos� en quoi faisant, par
quels services, les jeunes gens acqui�rent de la r�putation, il faut parler
maintenant de la bienfaisance et de la lib�ralit�. Il y a deux fa�ons de
l'exercer : ou bien en effet on donne sa peine g�n�reusement � ceux qui ont
besoin d'aide ou bien on donne de l'argent. Cette mani�re de faire est plus
ais�e, surtout quand on est riche, mais la premi�re a un tout autre �clat et
elle est plus digne d'un homme en vue, et qui a du courage. Il y a, il est vrai,
dans les deux cas, bonne volont� d'obliger, mais dans l'un c'est le coffre-fort
qui est mis � contribution, dans l'autre il y a d�ploiement de vertu, et des
largesses faites aux d�pens du patrimoine finissent par l'�puiser, de sorte que
la bienfaisance se d�truit elle-m�me et que, plus on s'est montr� lib�ral, moins
on peut l'�tre. Quand, au contraire, on a �t� g�n�reux de sa peine, qu'on a mis
sa force d'�me, son activit�, au service de ceux qu'on obligeait, plus
nombreuses seront en premier lieu les personnes � qui l'on a pu �tre utile, plus
on aura d'auxiliaires pour rendre service � d'autres, et, en outre, l'habitude
d�veloppera, en m�me temps qu'une disposition accrue � faire du bien tout autour
de soi, une sorte d'habilet� dans l'exercice de cette fonction. Philippe, dans
une lettre � son fils Alexandre, lui reproche, avec raison, de vouloir gagner le
c�ur des Mac�doniens par des largesses. � Par quel f�cheux calcul as-tu pu
former l'espoir de t'assurer la fid�lit� de tes futurs sujets en les corrompant
par des dons d'argent ? Veux-tu que les Mac�doniens voient en toi, non leur roi,
mais un serviteur, un fournisseur �
J'approuve ces mots de serviteur et de fournisseur parce qu'un roi s'abaisse �
user de tels moyens, j'approuve encore davantage que Philippe assimile les
largesses � la corruption : qui re�oit de l'argent se d�grade, en effet, et
prend de plus en plus le go�t d'en recevoir. Ce pr�cepte d'un p�re � son fils,
je crois vraiment qu'il s'adresse � tous.
Il n'est donc pas douteux que la bienfaisance qui consiste � payer de sa
personne, � se donner du mal pour autrui, en m�me temps qu'une valeur morale
sup�rieure, n'ait aussi une port�e plus �tendue et ne rende service � un plus
grand nombre de personnes. Il faut cependant parfois donner de l'argent; ce
genre de bienfaisance ne doit pas �tre enti�rement �cart� et il peut y avoir
lieu, dans plus d'un cas, de se dessaisir d'une partie de son bien au profit de
personnes qui sont dans le besoin et qui m�ritent d'�tre secourues, mais il faut
le faire avec mesure et m�nagement. Beaucoup de gens ont dilapid�
inconsid�r�ment leur patrimoine en largesses. Quoi de plus insens� que de
s'arranger de fa�on � ne pouvoir faire longtemps ce qu'on fait volontiers ?
Apr�s les largesses, en outre, viennent les d�pr�dations. � force de donner on
commence � �tre dans le besoin et alors on se trouve oblig� de porter la main
sur le bien d'autrui. Ainsi on a voulu r�pandre des bienfaits pour se rendre
cher aux gens et l'on recueille moins de marques effectives d'amiti� de ceux �
qui l'on a donn� qu'on ne s'attire de haine de ceux � qui l'on a pris. Il ne
faut ni fermer sa bourse au point que la bienfaisance ne puisse y puiser, ni
l'ouvrir toute grande � tous; il y a une mesure � observer et l'on doit aussi
tenir compte des ressources dont on dispose. D'une mani�re g�n�rale il convient
de nous rappeler ce mot souvent r�p�t� et pass� en proverbe : largesse ne
conna�t point de fond. Comment pour- rait-il y avoir une mesure quand, � ceux
qui ont d�j� l'habitude de recevoir, se joignent constamment de nouveaux
qu�mandeurs.
XVI
- Il y a d'ailleurs deux genres de
donateurs les uns sont des prodigues, les autres des g�n�reux. Prodigues ceux
qui d�pensent une fortune en festins, en distributions gratuites, en spectacles
de gladiateurs, offrent des jeux de cirque ou remplissent l'amphith��tre de
b�tes f�roces, toutes choses dont le souvenir s'efface vite, si m�me on se les
rappelle; g�n�reux ceux qui emploient leurs ressources � racheter des victimes
de la piraterie, � payer les dettes de leurs amis, � les aider � doter leurs
filles, � se cr�er une situation ou � am�liorer celle qu'ils ont. C'est pourquoi
je me demande quelle id�e a eue Th�ophraste dans le livre qu'il a �crit sur la
richesse : � c�t� de maintes choses excellentes, il dit une absurdit�: il loue
fort les f�tes fastueuses donn�es au peuple et pense que l'avantage du riche est
de pouvoir se permettre pareilles somptuosit�s.
� mes yeux l'avantage de cette autre sorte de lib�ralit�, dont j'ai donn�
quelques exemples, a une tout autre importance et il est beaucoup plus certain.
Combien plus de force et de v�rit� il y a dans ce passage d'Aristote o� il nous
reproche d'admettre sans surprise les d�penses destin�es � flatter le peuple : �
Si dans une ville assi�g�e, dit-il, il arrivait que quelqu'un pay�t une mine
pour un setier d'eau, tout le monde se r�crierait, mais, � la r�flexion, on
trouverait une excuse dans la n�cessit�. Et ces prodigalit�s extravagantes, ces
d�penses sans mesure ne nous surprennent pas, alors qu'elles ne r�pondent m�me
pas � une n�cessit�, que l'autorit� du donateur n'en est pas accrue, que le
plaisir m�me de la multitude n'a qu'une dur�e limit�e, que ce plaisir n'est
go�t� que par la partie de la population la moins digne d'estime et que m�me ces
gens-l�, quand ils sont rassasi�s, en perdent le souvenir. �
Aristote fait aussi observer avec raison que � des spectacles de ce genre sont
agr�ables aux enfants, aux femmelettes, aux esclaves et aux hommes libres qui
ont des go�ts d'esclaves, mais ne peuvent en aucune fa�on �tre approuv�s par un
homme s�rieux capable de porter sur les choses un jugement personnel �. Je sais
cependant que dans notre cit�, m�me en un temps meilleur, l'habitude s'�tait
�tablie de demander, aux plus capables comme aux autres, de se montrer
magnifiques dans l'exercice de leurs fonctions �dilitaires. C'est ainsi que P.
Crassus, surnomm� le riche et � juste titre, offrit une grande f�te pendant
qu'il �tait �dile et qu'un peu plus tard L. Crassus, qui avait pour coll�gue Q.
Mucius, un homme des plus pond�r�s, s'acquitta des m�mes fonctions avec encore
plus de magnificence. Puis ce fut le fils de C. Claudius Appius; d'autres
ensuite, les enfants de Lucullus, Hortensius, Silanus suivirent cet exemple. P.
Lentulus, sous mon consulat, d�passa tous ses devanciers; Scaurus voulut
l'�galer. Mais le spectacle le plus fastueux est celui qu'offrit Pomp�e pendant
son deuxi�me consulat. Ce que je pense de tout cela, tu peux en juger.
XVII
- Il faut toutefois ne pas s'exposer � un
soup�on d'avarice. Pour avoir n�glig� l'�dilit�, Mamercus, qui avait de grandes
richesses, �choua dans sa candidature au consulat. C'est pourquoi, puisque le
peuple le demande et que les hommes qui comptent, sans y tenir pour eux-m�mes,
l'approuvent, il convient de ne pas reculer devant la d�pense, mais en ayant
�gard aux ressources dont on dispose; moi-m�me c'est ainsi que j'ai agi et il
faut faire de m�me quand, par des largesses au peuple, on peut obtenir un
r�sultat de valeur et utile, comme ce fut le cas pour Orestes, qui tira nagu�re
un tr�s grand profit de repas offerts sous le nom de d�me. On ne reprochera pas
non plus � Marcus Seius d'avoir par charit� donn� au peuple un boisseau pour un
as : il triompha ainsi d'une haine ancienne et vigoureuse par une prodigalit�
qui n'avait rien de bl�mable, puisqu'il �tait �dile, et qui n'�tait pas
excessive. Milon, mon ami, se fit le plus grand honneur en achetant, dans
l'int�r�t de la r�publique dont le salut d�pendait du mien, des gladiateurs qui
lui permirent de r�primer les tentatives furieuses de Clodius.
Il y a donc un juste motif � ces largesses et c'est leur n�cessit� ou leur
utilit�. M�me dans ce cas la meilleure r�gle est d'observer une juste mesure. L.
Philippus, fils de Quintus, un homme du plus grand esprit et distingu� entre
tous, �tait fier d'avoir pu arriver � tout, aux plus hautes situations, sans
avoir d�ploy� de magnificence. Cotta, Curion en disaient autant. Moi-m�me j'ai
le droit de m'enorgueillir de la m�me fa�on : eu �gard en effet � l'importance
des charges qu'� l'unanimit� des suffrages j'ai occup�es, sit�t que j'eus
atteint l'�ge l�gal, bonheur qui n'est �chu � aucun de ceux que j'ai nomm�s
pr�c�demment, les frais de mon �dilit� furent certes peu de chose. J'ajouterai
que les d�penses les plus dignes d'approbation sont celles que l'on fait pour
construire des murailles, des navires, des ports, des aqueducs et pour d'autres
travaux d'utilit� publique. Les dons faits de la main � la main en quelque sorte
peuvent �tre plus agr�ables, mais plus tard c'est des autres qu'on sait le plus
de gr�.
Pour ce qui est des th��tres, des portiques, des temples neufs, j'en parlerai
avec m�nagement, par d�f�rence pour Pomp�e, mais les plus grands philosophes les
d�sapprouvent, tel ce Pan�tius dont, sans le traduire, je m'inspire dans le
pr�sent �crit, et D�m�trius de Phal�re bl�me P�ricl�s, le premier homme de
Gr�ce, d'avoir d�pens� tant d'argent pour ces magnifiques Propyl�es. Mais j'ai
trait� ce sujet � fond dans mon ouvrage sur la r�publique. En d�finitive les
largesses sont, d'une mani�re g�n�rale, peu dignes d'approbation, elles peuvent
�tre n�cessaires dans certaines circonstances, mais, alors m�me, doivent �tre en
rapport avec nos ressources et ne pas d�passer une juste mesure.
XVIII
- Quant � cette autre fa�on de donner qui
est la marque m�me de la g�n�rosit�, nous ne devons pas en la pratiquant nous
comporter de m�me dans des cas diff�rents. Autre est la situation d'un
malheureux accabl� par l'adversit�, autre celle d'un homme qui, sans avoir � se
plaindre de la fortune, cherche � s'enrichir. Il faut mettre plus d'empressement
� soulager les victimes d'une calamit�, � moins qu'elle ne soit m�rit�e. � ceux
qui veulent qu'on leur vienne en aide non pour les sauver de la ruine, mais pour
gravir un nouvel �chelon, on ne doit cependant pas refuser tout concours, mais
il faut appr�cier judicieusement leurs titres et proc�der avec m�nagement.
Ennius l'a tr�s bien dit : "Un bienfait mal plac� est, ce crois-je, une mauvaise
action". Mais quand nous rendons service � un honn�te homme capable de
reconnaissance, le gr� que lui-m�me et d'autres aussi nous en savent est une
source de profit. Pourvu qu'elle ne soit pas inconsid�r�e, en effet, la
g�n�rosit� touche fort les cours et la plupart des hommes la louent avec
d'autant plus de ferveur que la bont� des hommes �minents est pour tous une
sorte de refuge. Il faut donc avoir soin de rendre au plus grand nombre de
personnes qu'il se pourra des services dont le souvenir se transmette � leurs
enfants et � leur post�rit�, afin qu'il ne leur soit pas possible d'�tre
ingrats. Tout le monde en effet d�teste un homme qui oublie le bienfait qu'il a
re�u; cette ingratitude, parce qu'elle d�courage la g�n�rosit�, para�t aux
petits leur faire du tort � eux-m�mes et ils voient dans l'ingrat un ennemi.
Cette bienfaisance qui consiste � racheter des captifs, � soulager les pauvres,
est en outre utile � l'�tat; l'ordre s�natorial a fr�quemment rendu des services
de cette sorte, ainsi que l'a montr� abondamment Crassus dans un discours que
nous pouvons lire. Je pr�f�re de beaucoup pareil usage bienfaisant aux largesses
fastueuses. D'une part, nous trouvons des hommes dont la grandeur impose
l'estime, de l'autre, je dirai presque des flatteurs du peuple qui offrent � la
multitude des plaisirs en rapport avec de bas instincts.
De m�me qu'il faut donner g�n�reusement, il convient de ne pas montrer de
l'�pret� quand on r�clame d'un autre quelque chose ou qu'on passe un contrat
quelconque : qu'il s'agisse de vente ou d'achat, d'un loyer � payer ou �
recevoir, de relations de voisinage ou de mitoyennet�, il faut �tre juste,
accommodant, pr�t � renoncer dans bien des cas � une grande partie de son droit,
�viter les proc�s autant qu'il est possible sans se faire trop de tort, j'irai
m�me jusqu'� dire un peu plus. Ce n'est pas seulement une marque de lib�ralit�,
d'abandonner parfois un peu de son droit, cela peut aussi se trouver avantageux.
Sans doute on doit prendre soin de son patrimoine et on est coupable quand on
souffre qu'il soit dilapid�, mais il faut se garder de para�tre d�pourvu de
g�n�rosit� ou de m�riter le nom d'avare. Pouvoir se montrer lib�ral sans se
d�pouiller soi-m�me, c'est le plus grand avantage de la richesse.
Th�ophraste a lou� aussi avec juste raison l'hospitalit�. Il est conforme, � ce
qu'il me semble, aux plus hautes convenances que la demeure d'un homme en vue
soit ouverte � des h�tes de qualit� et, pour l'�tat m�me, il peut y avoir un
r�el int�r�t � ce que les �trangers puissent compter dans notre ville sur cette
forme de lib�ralit�. Il est d'ailleurs extr�mement utile � ceux qui veulent
parvenir � exercer un grand pouvoir, sans enfreindre les r�gles de la morale,
d'acqu�rir au-dehors, gr�ce aux h�tes qu'ils ont re�us, influence et cr�dit.
Th�ophraste dit que Cimon d'Ath�nes pratiquait aussi l'hospitalit� envers ses
compatriotes du d�me de Lacia : il avait institu� cette r�gle que tout dans sa
maison de campagne serait � la disposition de toute personne appartenant au d�me
de Lacia qui s'y pr�senterait, et donn� � ses intendants des instructions en
cons�quence.
XIX
- Quant aux bienfaits qui consistent non
� se r�pandre en largesses mais � se donner du mal pour autrui, ce sont des
services que l'on rend tant � l'�tat entier qu'aux particuliers pris isol�ment.
Donner � qui en a besoin pour un proc�s une assistance juridique et �tre ainsi
utile � beaucoup de gens par la connaissance qu'on a du droit, c'est une
excellente fa�on d'acqu�rir de l'influence et du cr�dit. C'est pourquoi, entre
beaucoup de tr�s bons usages qu'ont eus nos anc�tres, l'un des meilleurs fut de
tenir toujours en grand honneur la connaissance et l'interpr�tation du droit.
Avant la confusion du temps pr�sent les premiers de la cit� en avaient le d�p�t,
maintenant, de m�me que les honneurs et les dignit�s � tous les degr�s ont perdu
leur �clat, cette science juridique, elle aussi, a vu son cr�dit dispara�tre,
chose d'autant plus scandaleuse que cela est arriv� du vivant d'un homme qui,
�gal par le rang � ses pr�d�cesseurs, l'emportait sur tous de beaucoup par le
savoir. Voil� donc une fa�on de se d�penser pour autrui qui est appr�ci�e par
beaucoup de gens et tr�s propre � se les attacher.
Le talent oratoire est chose assez voisine de la science juridique, il est
encore plus pris� et a plus d'�clat. Qu'y a-t-il en effet qui l'emporte sur
l'�loquence, qui puisse inspirer plus d'admiration aux auditeurs, plus d'espoir
� quiconque a besoin d'un d�fenseur, plus de reconnaissance � qui l'a trouv� ? �
l'�loquence, nos anc�tres ont donn� par suite le premier rang dans Rome. Un
homme �loquent, qui se donne volontiers de la peine, qui, conform�ment aux m�urs
antiques, d�fend la cause de nombreux clients, sans se faire prier ni payer,
rend des services, exerce un patronage d'une haute port�e. Ce serait ici le
moment de d�plorer l'�clipse de l'�loquence, pour ne pas dire sa mort, si je ne
craignais de para�tre m'attacher � un sujet de plainte trop personnel. Nous
voyons, dirai-je cependant, quels orateurs ont disparu, combien peu nombreux
sont ceux qui donnent quelques esp�rances, combien plus rares ceux qui ont du
talent, combien fr�quentes au contraire les pr�tentions effront�es �
l'�loquence.
Tous cependant ne peuvent poss�der la science du droit ou �tre dou�s pour l'art
oratoire, ceux qui le peuvent ne sont m�me pas nombreux, cela n'emp�che pas
qu'on ne puisse venir en aide � beaucoup de gens en sollicitant pour eux, en les
appuyant aupr�s des juges et des magistrats, en prenant en main leurs int�r�ts,
en allant trouver pour eux ceux que l'on consulte avec fruit ou qui savent
parler. Agir ainsi, c'est acqu�rir de grands titres � la reconnaissance et
d�ployer une activit� tr�s f�conde. Il est � peine utile de faire observer,
parce que cela se voit d'abord, qu'on doit se garder, quand on vient en aide aux
autres, de l�ser qui que ce soit. Souvent, en effet, on blesse les personnes
qu'on devait respecter ou qu'il convenait de m�nager : quand on le fait par
l�g�ret�, on donne la mesure de sa n�gligence, si c'est expr�s, de sa t�m�rit�.
Il faut, quand on a involontairement offens� quelqu'un, lui faire toutes les
excuses possibles, lui montrer qu'on a c�d� � quelque n�cessit�, qu'il n'y avait
pas moyen de faire autrement et l'on devra en outre r�parer par de bons offices
le tort qu'il semble qu'on ait caus�.
XX
- Qui vient en aide aux autres, a �gard
tant�t � leur caract�re, tant�t � leur fortune. Or, on est enclin � dire et l'on
dit commun�ment que, dans les services que l'on rend, c'est le caract�re, non la
fortune des gens que l'on consid�re. Belle parole, en v�rit�! Mais qui donc,
travaillant pour autrui, ne fait passer la gratitude d'un homme riche et
puissant avant l'int�r�t que peut m�riter un pauvre, f�t-il le meilleur des
hommes ? Quand on juge qu'on peut attendre de quelqu'un une ample et prompte
r�compense de la peine qu'on s'est donn�e pour lui, c'est lui qu'on est le plus
dispos� � servir. Il faut toutefois examiner avec plus de soin comment la
question se pose. Observons, en effet, que le pauvre, s'il est homme de bien,
m�me en cas qu'il ne puisse t�moigner sa reconnaissance, �prouvera ce sentiment.
Il a parl� ing�nieusement, quel qu'il soit, celui qui a dit : � L'argent qu'on
garde, c'est celui qu'on n'a pas rendu, quand on l'a rendu, on ne l'a plus,
mais, pour la gratitude, qui l'a t�moign�e l'a encore et qui l'a la t�moigne
d�j�. �
Ceux qui se jugent riches, honor�s, heureux, ne veulent �tre les oblig�s de
personne, bien mieux ils croient que c'est eux les bienfaiteurs quand ils ont
re�u un pr�sent, et ils soup�onnent qu'on va leur demander, qu'on attend d'eux
quelque chose. Quant � accepter qu'on les prot�ge, quant � devenir des clients,
ce serait pour eux une sorte de mort. Au contraire, l'humble qui juge, lorsqu'on
fait pour lui quoi que ce soit, que c'est bien lui personnellement, non sa
fortune qu'on a en vue, s'efforce de para�tre reconnaissant non seulement � qui
lui a rendu service mais � tous ceux - et ils sont nombreux - dont il attend
quelque chose et, s'il donne de sa reconnaissance quelque marque effective, il
ne l'amplifie pas par la fa�on dont il en parle, il la rabaisse plut�t. Il faut
consid�rer encore que, si vous avez pris la d�fense d'un homme ayant de la
fortune et une grande situation, c'est lui seul qui pourra en garder de la
gratitude, ou encore peut-�tre ses enfants. Si, au contraire, c'est d'un pauvre
qui est en m�me temps honn�te homme et a le sentiment des convenances, tous les
humbles, tous ceux du moins qui ne sont pas de vilaines gens, verront en vous un
protecteur possible.
Je crois en cons�quence qu'il vaut mieux obliger des gens de bien que des
riches. D'une mani�re g�n�rale on doit t�cher de donner satisfaction � tous,
quelle que soit leur situation, mais, s'il faut choisir, c'est l'avis de
Th�mistocle qui pr�vaudra : on lui demandait s'il donnerait plut�t sa fille en
mariage � un honn�te homme pauvre ou � un riche moins digne d'estime : � Pour
moi, r�pondit-il, j'aime mieux un homme et pas d'argent, que de l'argent et pas
d'homme. � Mais la corruption, la d�pravation des m�urs sont li�es �
l'admiration de la richesse. Et cependant, qu'une fortune soit grande, qu'est-ce
que cela peut nous faire � nous ? La richesse procure bien des avantages � celui
qui la poss�de. Cela m�me n'est pas toujours vrai. Mais admettons qu'il en soit
ainsi il aura donc une vie plus facile, en vaudra-t-il mieux moralement? Si, en
m�me temps que riche, il est homme de bien, il ne faut pas que sa richesse nous
emp�che de lui venir en aide quand elle ne lui est d'aucun secours, mais ce qui
doit r�gler notre attitude � l'�gard d'un individu, ce n'est pas le montant de
sa fortune, c'est sa valeur propre. Le dernier pr�cepte � observer dans les
services rendus � autrui, c'est qu'il ne faut jamais rien faire qui soit
contraire � l'�quit�, au bon droit. La justice, en effet, est le fondement m�me
du cr�dit et de la r�putation, sans elle il ne peut rien y avoir qui m�rite
approbation.
XXI
- Apr�s avoir parl� de ce genre de
bienfaits qui s'adresse aux particuliers, nous allons nous occuper de ceux qui
se rapportent � l'ensemble des citoyens, c'est-�-dire � la chose publique. Dans
cette classe m�me, il en est qui se r�pandent seulement sur le corps des
citoyens, d'autres qui ont aussi de bons effets pour les particuliers, et ce
sont les plus appr�ci�s. T�chons, d'une mani�re g�n�rale, de nous rendre utiles
et � l'�tat et aux particuliers, il ne faut pas n�gliger les int�r�ts de ces
derniers, mais prenons soin que ce que nous ferons pour eux soit avantageux �
l'�tat ou du moins ne puisse lui nuire. Caius Gracchus faisait de grandes
distributions de bl� et il �puisait ainsi le tr�sor public. M. Octavius, par des
largesses plus mesur�es, sut m�nager l'�tat tout en donnant � la pl�be le
n�cessaire : il concilia donc l'int�r�t public et celui des citoyens secourus.
Dans l'administration de la chose publique, il faut veiller avant tout � ce que
nul ne soit d�pouill� de son bien et � ce que les particuliers n'aient pas �
souffrir d'un empi�tement de l'�tat. Philippe, dans son tribunat, prit donc une
initiative n�faste quand il proposa une loi agraire; il est vrai qu'il la laissa
rejeter sans r�sistance et en cela fit preuve d'une tr�s grande mod�ration, mais
il n'en tint pas moins un langage fort d�magogique, en particulier quand il dit
� qu'il n'y avait pas dans Rome deux mille hommes jouissant d'une fortune �.
Propos criminel puisqu'il tend � l'�galit� des biens, la pire des calamit�s. La
raison principale pour laquelle des soci�t�s politiques se sont constitu�es est
en effet la conservation par chacun de son avoir. Il est vrai que par nature les
hommes sont port�s � se grouper, mais c'est dans l'espoir que leurs richesses
seront bien gard�es qu'ils ont cherch� l'abri des cit�s.
Il faut avoir soin aussi de ne pas recourir � l'imp�t, comme la p�nurie du
tr�sor public et la fr�quence des guerres y ont souvent oblig� nos anc�tres, et
pour cela une longue pr�voyance est n�cessaire. Si cependant cette n�cessit�
s'impose � un �tat (j'aime mieux, en cas qu'il y ait dans ces mots un pr�sage,
que d'autres que nous soient menac�s et je fais observer, si peu utile que cela
soit, que je traite ici un sujet politique tout � fait g�n�ral), il faudra
veiller � ce que tous comprennent que le salut commun a ses exigences et qu'on
doit s'y plier. Tous ceux aussi qui gouverneront devront faire en sorte qu'il y
ait abondance des denr�es n�cessaires � la vie. Par quels moyens y pourvoit-on
d'habitude et doit-on y pourvoir ? Inutile d'en parler on le voit d'abord. Il
fallait seulement toucher ce point.
Il est tout � fait essentiel en tout service de ravitaillement, en toute
fonction publique, d'�chapper au moindre soup�on de cupidit�. � Pl�t aux dieux,
disait le Samnite Pontius, que le sort m'e�t fait na�tre en un temps o� les
Romains auraient commenc� � accepter des cadeaux! Je n'aurais pas longtemps
souffert qu'ils restassent les ma�tres. � Il aurait d� laisser passer bien des
g�n�rations, il n'y a pas si longtemps que ce mal a fait invasion dans la
r�publique. Je me f�licite que Pontius ait v�cu jadis, si vraiment il �tait
capable d'agir comme il l'a dit. Il n'y a pas encore cent dix ans que L. Pison
fit voter une loi contre les concussionnaires, ant�rieurement il n'y en avait
pas. Depuis, tant de lois de cette sorte se sont succ�d�, chacune d'elles plus
s�v�re que la pr�c�dente, il y a eu tant d'accus�s, tant de condamn�s, la
crainte de la r�pression alluma une si grande guerre, les alli�s ont �t�
victimes de telles exactions, tellement pressur�s au m�pris des lois que, si
nous sommes encore les ma�tres, c'est l'effet non de notre vertu mais de la
faiblesse des autres.
XXII
- Pan�tius loue le d�sint�ressement de
l'Africain. Comment ne pas souscrire � cet �loge ? Mais ce grand homme avait
d'autres vertus plus hautes. Ce n'est pas seulement un homme, c'est tout son
si�cle dont il faut louer le d�sint�ressement. Paul �mile, quand il eut mis la
main sur toutes les richesses de la Mac�doine, qui �taient immenses, versa au
tr�sor public une telle quantit� d'or et d'argent que le butin fait par ce seul
chef d'armes permit de supprimer les imp�ts; mais lui-m�me n'enrichit sa maison
que d'un souvenir imp�rissable. L'Africain, � l'imitation de son p�re, ne tira
aucun profit personnel de Carthage par lui renvers�e. Mais quoi ? Mummius, son
coll�gue � la censure, a-t-il �t� plus opulent apr�s qu'il eut compl�tement
d�truit une ville tr�s opulente? Il a mieux aim� enrichir l'Italie que sa propre
demeure. Et sa demeure me semble � moi par�e de toute la parure que lui dut
l'Italie. Rien de plus hideux, dirai-je, pour revenir apr�s cette digression �
mon point de d�part, que la cupidit�, tout particuli�rement chez les grands,
chez ceux qui gouvernent. Consid�rer la chose publique comme une source de
profit, ce n'est pas seulement laid, c'est criminel et impie. Quand Apollon
Pythien a rendu cet oracle : � C'est la cupidit�, la cupidit� seule qui perdra
Sparte� il a, ce me semble, proclam� une v�rit� qui ne s'applique pas seulement
� Lac�d�mone mais � toutes les nations opulentes et rien tant que le
d�sint�ressement et la simplicit� des m�urs ne peut gagner la faveur du peuple �
ceux qui sont � la t�te de l'�tat.
Quant � ceux qui, pour se rendre populaires, proposent audacieusement des lois
agraires, veulent exproprier les l�gitimes propri�taires, faire remise de leurs
dettes aux d�biteurs, ils sapent les fondements de l'�tat. Comment d'abord la
concorde r�gnerait-elle, quand on prend aux uns leur avoir et le distribue �
d'autres ? Que devient l'�quit� si le grand principe de la justice : � � chacun
le sien � n'est plus tol�r�. C'est, comme je l'ai d�j� dit, la fonction propre
de la soci�t� politique, de la cit�, d'assurer aux citoyens la possession
franche d'inqui�tude de tout ce qui leur appartient.
Et j'ajoute que ces d�magogues, en ruinant l'�tat, n'obtiennent m�me pas la
faveur qu'ils recherchent : ceux qu'on a d�pouill�s deviennent des ennemis, ceux
qu'on a enrichis ne veulent pas qu'on le sache et, surtout quand ils ont
b�n�fici� d'une remise de leurs dettes, cachent leur joie pour qu'on ne croie
pas qu'ils �taient insolvables. En revanche, les victimes de l'injustice en
gardent vivant le souvenir, ils �talent leur blessure et il ne faut pas croire
que, m�me si les b�n�ficiaires de l'iniquit� sont les plus nombreux, ils soient
par cela m�me les plus forts, car ce n'est pas le nombre qui est � consid�rer en
pareil cas, c'est le volume social. Quelle justice y a-t-il, quand il s'agit de
terres occup�es depuis des ann�es ou m�me des si�cles, � ce que celui qui n'en
avait pas en acqui�re une, tandis que celui qui en avait une la perd ?
XXIII
- C'est pour cette sorte de
m�connaissance du droit que les Lac�d�moniens ont banni Lysandre alors �phore et
ont tu� le roi Agis, chose sans pr�c�dent, et, depuis ce temps-l�, les
dissensions se sont succ�d� de telle fa�on que des tyrans ont surgi, qu'il y a
eu extermination de l'�lite et qu'un �tat pourvu d'une constitution admirable
s'est effondr�. Et ce n'est pas seulement Sparte qui est tomb�e, toute la Gr�ce
a succomb� au mal contagieux qui, de Sparte, s'est r�pandu. Mais quoi ? Les
luttes qu'ils engag�rent pour des lois agraires n'ont-elles point caus� la perte
de nos Gracques, fils d'un homme �minent, Tiberius Gracchus, petits-fils du
premier Africain ? On loue en revanche � bon droit Aratus de Sicyone : alors que
sa ville �tait depuis cinquante ans sous la domination des tyrans, parti
d'Argos, il p�n�tra secr�tement dans Sicyone, s'en rendit ma�tre; apr�s avoir
par surprise tu� le tyran Nicocl�s, il rappela six cents exil�s, les plus riches
pr�c�demment parmi les citoyens, et, par son arriv�e, r�tablit la r�publique.
Mais il vit qu'au sujet des biens et de leur possession une grande difficult�
allait surgir : d'une part, il jugeait tout � fait inique de ne pas restituer �
ceux qu'il avait lui-m�me rappel�s les biens pass�s en d'autres mains, de
l'autre, il n'�tait pas tr�s juste non plus de remettre en question une
possession de cinquante ann�es, alors qu'apr�s un laps de temps aussi long
l'occupant d'un bien pouvait, dans nombre de cas, l'ayant re�u en h�ritage ou en
dot ou l'ayant achet�, en �tre possesseur de bonne foi. Aratus jugea donc qu'il
ne fallait pas le lui enlever et qu'il �tait impossible en m�me temps de ne pas
indemniser l'ancien propri�taire. Arriv� � cette conclusion qu'il fallait de
l'argent pour r�gler cette affaire, il d�clara qu'il voulait partir pour
Alexandrie et ordonna que jusqu'� son retour on ne f�t rien. Il alla d'urgence
trouver Ptol�m�e qui �tait li� � lui par le lien de l'hospitalit� et qui, depuis
la fondation d'Alexandrie, �tait le second roi y r�gnant. Il lui exposa la
situation et fit conna�tre son d�sir de lib�rer sa patrie; grand homme, il
obtint sans peine d'un roi tr�s riche un secours important en argent. De retour
� Sicyone il tint conseil avec quinze citoyens choisis parmi les plus
importants; il examina le cas et de ceux qui d�tenaient la propri�t� d'autrui et
de ceux qu'on avait frustr�s de la leur et il parvint par une juste estimation �
leur persuader � tous d'accepter un arrangement : les uns pr�f�r�rent renoncer �
leur possession et recevoir de l'argent, les autres jug�rent plus avantageux de
se faire payer comptant le prix de leur propri�t� que de la recouvrer, si bien
que la concorde fut r�tablie et qu'il n'y eut plus de plaintes. O grand homme
digne d'admiration, si tu avais pu na�tre dans notre r�publique!
Voil� comme il faut agir avec des concitoyens et non, ainsi que nous l'avons vu
deux fois, planter la pique au forum et faire vendre leurs biens � l'encan par
un crieur public. Ce Grec, en homme d'une sagesse sup�rieure qu'il �tait, crut
qu'il fallait montrer de la sollicitude pour tous et tel est en effet le
principe qui dirige un bon citoyen : ne pas opposer les int�r�ts des uns � ceux
des autres mais maintenir l'union entre eux par une justice �gale. Vous ordonnez
qu'on soit log� sans rien payer dans la maison d'autrui. Mais alors quoi ? Une
demeure que j'ai achet�e, construite, que j'entretiens � mes frais, c'est un
�tranger qui en jouira contre ma volont� ? C'est l� prendre aux uns ce qui leur
appartient, donner aux autres ce qui ne leur appartient pas. Quant aux remises
de dettes, quel en est l'effet ? Quelqu'un ach�te un fonds de terre avec mon
argent, il devient propri�taire et moi je suis vol�.
XXIV
- Il faut veiller en cons�quence � ce
qu'il n'y ait pas de gens endett�s, parce que cela est nuisible � l'�tat, et on
peut l'emp�cher par plusieurs moyens, mais ce n'est pas une raison, quand il y
en a, pour d�pouiller les riches et enrichir les d�biteurs. Il n'est pas en
effet de meilleur soutien pour l'�tat que la confiance et elle ne peut r�gner si
l'on dispense les gens de payer ce qu'ils doivent. Jamais on ne s'est tant agit�
que sous mon consulat pour obtenir cette suppression des paiements. On fit pour
l'avoir des tentatives � main arm�e, des gens de toute sorte et de toute classe
s'en m�l�rent : ma r�sistance sauva la r�publique du mal qui la mena�ait. Jamais
il n'y avait eu tant de dettes et jamais aussi les paiements ne furent plus
r�guliers et plus ais�s. Quand tout espoir de frustrer les cr�anciers de leur d�
fut perdu, on comprit qu'il �tait n�cessaire de s'acquitter. Mais le victorieux
d'� pr�sent, qui alors �tait un vaincu, et qui avait m�dit� le m�me coup au
moment o� c'�tait son propre int�r�t, l'a ex�cut� quand lui-m�me n'y avait plus
int�r�t. Tel fut pour lui l'attrait du mal qu'il eut plaisir � le faire sans
raison. Ceux qui veilleront sur la chose publique s'abstiendront donc de ce
genre de largesse qui consiste � donner aux uns ce qu'on ravit aux autres, et
ils s'appliqueront avant tout � mettre la propri�t� de chacun sous la sauvegarde
�quitable du droit et des tribunaux, ils ne souffriront pas que les humbles
tombent dans le pi�ge tendu � leur faiblesse, ni que les riches soient par envie
emp�ch�s de conserver ou de recouvrer ce qui leur appartient; autant qu'ils le
pourront, en outre, soit en guerre soit en paix, ils reculeront les limites de
l'empire, accro�tront le domaine public, enrichiront l'�tat par des tributs.
Voil� ce que font les grands hommes, ce qu'ont fait nos anc�tres, et ceux qui
s'acquittent de la sorte de leurs obligations, la faveur populaire et le renom
glorieux ne peuvent manquer de r�compenser les services �clatants rendus par eux
� la r�publique. Parmi les pr�ceptes relatifs � l'utile, Antipater de Tyr,
Sto�cien mort nagu�re � Ath�nes, juge que Pan�tius en a omis deux : le soin de
la sant�, et celui de la fortune, je crois que, si ce philosophe �minent les a
pass�s sous silence, c'est parce que ce sont choses trop simples, d'une
incontestable utilit� d'ailleurs.
La sant� se conserve par la connaissance qu'on a de son corps, l'attention qu'on
porte � ce qui peut �tre utile ou nuisible, la sobri�t�, les soins physiques,
enfin par l'art des sp�cialistes que cela concerne. Quant au patrimoine, il faut
le constituer par des moyens honorables, le conserver par une �conomie
vigilante, l'augmenter par les m�mes moyens. X�nophon, disciple de Socrate, a
fort bien trait� ce sujet dans le livre intitul� �conomique; je l'ai, quand
j'avais ton �ge, traduit du grec en latin. Mais pour tout ce qui regarde l'art
d'amasser, de placer l'argent, je voudrais pouvoir dire de le d�penser, on en
sait plus long chez quelques honn�tes gens qui si�gent au milieu du portique de
Janus, que dans aucune �cole ou chez aucun philosophe. Il faut �tre renseign�
sur tout cela, car cela rentre dans l'utile dont nous traitons dans ce livre.
XXV. - Reste la comparaison qu'il est
souvent n�cessaire de faire entre deux choses utiles; c'est, tu te le rappelles,
notre quatri�me point, omis par Pan�tius. On compare les biens ext�rieurs au
bien-�tre du corps, puis les formes qu'il peut prendre entre elles, enfin les
biens ext�rieurs entre eux. On compare les biens ext�rieurs au bien-�tre du
corps quand on pr�f�re la sant� � la richesse, on compare entre elles les
diff�rentes sortes de bien-�tre corporel quand on fait passer la sant� avant le
plaisir, la force avant la rapidit�, on compare les biens ext�rieurs les uns aux
autres quand on met la gloire au-dessus de la richesse, les revenus urbains
au-dessus de ceux qui se tirent des champs. C'est � ce dernier genre de
comparaison que se rapporte un mot de Caton l'Ancien. On lui demandait quelle
source de richesse il appr�ciait le plus : � Un �levage prosp�re � r�pondit-il.
Et quoi encore? � Un �levage assez prosp�re. � Et en troisi�me lieu : �
L'�levage encore, ne f�t-il pas prosp�re. � - Et quatri�mement ? � Le labourage.
� Celui qui posait ces questions ayant demand�: � Du pr�t � int�r�t, que penser
? � - � De l'assassinat que penser ? � dit Caton. Par cet exemple et beaucoup
d'autres, on doit conna�tre que c'est la coutume de comparer entre elles les
choses utiles et que nous avons eu raison de joindre ce chapitre � notre �tude
des bonnes r�gles de conduite. Nous allons poursuivre maintenant.
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